Louis Cuenin, 65 ans, vit avec des séquelles de polio depuis l’âge de 20 ans. Au fil du temps, il est de plus en plus forcé de rester assis, utilisant la plupart du temps un fauteuil roulant pour se déplacer. « Je suis appareillé, je peux faire quelques mètres debout avec des cannes ». Jeune homme, une formation d’électronicien en poche, il entre chez Peugeot, à Sochaux, entreprise dans laquelle il travaille durant 25 ans, jusqu’à sa mise en invalidité lors de ses 50 ans, alors qu’il était chef du personnel. « Il était difficile de travailler comme cadre dans une grande entreprise avec mon handicap : il me fallait faire deux fois plus de choses que mes collègues pour être au même niveau qu’eux. J’ai commencé ma carrière en 1961, à une époque où les travailleurs handicapés étaient regardés comme des bêtes curieuses. Les décideurs ont toujours l’impression que l’on ne peut pas effectuer le même travail que les valides et j’ai ressenti tout au long de mon activité qu’il fallait que j’en fasse plus, que je me montre plus, que je travaille beaucoup plus. On ne me parlait jamais de mon handicap, mais j’ai la conviction que si j’avais été valide, je serai monté plus haut dans la hiérarchie, chez Peugeot ».
La rupture professionnelle de Louis Cuenin coïncide avec son engagement politique: « Pendant toute ma vie professionnelle, je me suis toujours intéressé à la politique mais sans ‘pratiquer’. Depuis que je me suis engagé dans la politique, ce qui me guide n’est pas une idéologie ni des convictions personnelles, c’est le besoin de rendre service aux gens ». Il prend, en 1989, la tête d’une liste aux élections municipales à Pont de Roide, la ville de 5.000 habitants dans laquelle il réside. Elu conseiller municipal d’opposition (Rassemblement Pour la République, devenu en 2002 Union pour un Mouvement Populaire), il conquiert trois ans plus tard le Canton détenu par le Maire de sa commune. « Avec 56% des voix, dans un Canton de 21 communes et 15.000 habitants. Avec mes cannes et mon fauteuil roulant. Avant le scrutin, je me demandais comment serait perçue par les électeurs une personne handicapée. En fait, je n’ai pratiquement pas eu de questions sur ce sujet: est- ce que les gens n’ont pas osé, ou n’avaient pas envie? J’étais connu pour mon travail de conseiller municipal, j’ai fait une campagne classique, visitant les communes du Canton, sans poser la question de l’accessibilité, en me faisant aider par les membres de mon équipe de campagne. J’ai toujours travaillé comme quelqu’un de valide, j’ai fait une campagne axée sur les problèmes de la population locale. Je n’ai pas orienté mon action sur le handicap et n’ai pas été élu à ce titre ».
Si sa déficience motrice n’a pas posé de problème aux concitoyens de Louis Cuenin, elle n’en a pas posé davantage à ses collègues du Conseil Général : « ils étaient plutôt compatissants, se demandant néanmoins comment j’avais fait pour être élu. J’ai été accepté très rapidement. Collègues et services étaient prêts à m’aider en cas de besoin. En revanche, lors de réunions avec des hauts- fonctionnaires locaux, à la Préfecture par exemple, dans ces lieux où l’on parle des personnes handicapées sans en voir de près, je ressentais une gêne de leur part comme s’ils se demandaient ce que je venais faire là. Cela fait plus de dix ans et je ressens encore cette gêne aujourd’hui, lors de réunions avec de nouvelles personnes qui ne me connaissent pas. Il y a peu, j’assistais aux Assises des Libertés Locales, à Arc et Senans, et des fonctionnaires des services fiscaux ont serré la main des personnes avec lesquelles je parlais mais pas à moi, assis sur fauteuil roulant : je suis à hauteur des ceintures, je ne suis pas intéressant ! Cela n’est jamais arrivé avec mes collègues, mais ça se produit avec des gens qui se prennent pour on ne sait trop quoi. Pour eux, un Conseiller Général ne peut pas être en fauteuil roulant, ils assimilent le handicap physique à un handicap mental. Je les laisse venir vers moi, pour qu’ils posent leurs questions, qu’ils parviennent à comprendre ». Et si Louis Cuenin joue la carte de la pédagogie tranquille, il avoue toutefois que ce n’est pas facile tous les jours.
De même que l'(in)accessibilité : « Au début, je passais outre l’inaccessibilité lorsque je représentais le Conseil Général quelque part, je me faisais aider. Depuis que j’ai pris de l’expérience, si l’accessibilité n’est pas garantie, je refuse d’y aller. Je me bats pour l’accessibilité, montrant à mes collègues les marches qu’ils ne voient pas ». Et en constatant que « tous les décideurs valides ont un handicap, celui de ne pas être handicapé ! »
Laurent Lejard, janvier 2003.