« Démêler les causes d’un engagement politique est une entreprise souvent complexe. Mon itinéraire personnel trouve une première origine dans le parcours historique familial : une tante qui, dans sa jeunesse, milita et fréquenta les geôles des compagnons de Lénine; un frère député et diplomate, un autre qui occupa la Sorbonne en 68 et moi-même dans les parages soixante-huitards, mais en province. Des causes plus intimes n’en sont pas moins à l’oeuvre : un handicap moteur important de naissance, une volonté acharnée de parvenir – comme les frères – à faire des études et à vivre comme les autres. Plus tard, dans la formation de ma personnalité, le handicap va jouer comme une ouverture et un désir de m’impliquer dans le projet de l’émancipation citoyenne des personnes partageant cette situation de handicap.
Après une longue période étudiante, où je me frotte à l’activisme politique, j’atterris, muni d’un DEA en littérature et de concours de la fonction publique, socialiste et bibliothécaire. Je deviens aussi militant associatif au long cours. Nous créons à Grenoble les premières associations revendicatives locales dès les années 70. C’est ainsi, qu’avec un collectif très combatif, nous obtenons le premier tramway accessible de France. Cette belle victoire me pousse à aller plus loin dans mon investissement politique. En travaillant avec les écologistes locaux depuis 1987, je me retrouve sur la liste élue aux municipales de 1995.
À mes yeux, la politique est affaire d’idéal et de passion de la chose publique. Elle est aussi une oeuvre collective. C’est pourquoi j’ai des réticences à parler de mon engagement en des termes strictement personnels. Lorsque j’ai fait acte de candidature pour les municipales de 1995, il faut le reconnaître, cela pouvait sembler incongru. Je m’y suis résolu en dernière extrémité quand j’ai fait le constat de ne pas trouver autour de moi un militant handicapé assez aguerri pour s’embarquer dans une telle aventure. Car, selon moi, dans le contexte grenoblois, seule une personne handicapée pouvait avoir la motivation nécessaire pour ce genre d’exercice, si toutefois nous voulions réaliser un programme ambitieux pouvant favoriser la citoyenneté des personnes handicapées.
Je me suis donc jeté à l’eau, non sans de nombreuses appréhensions. J’étais tout à fait conscient de mes limites physiques : un handicap moteur important qui allait évoluer dans le temps, mais surtout une difficulté d’élocution certaine, dans un milieu où la parole compte tellement. À vrai dire, les choses allaient se résoudre au fur et à mesure que les problèmes se posaient. Ainsi, ce problème d’élocution ne fut jamais un blocage irrémédiable. Je ne dirais évidemment pas que quelques fois, je ne me suis pas trouvé devant des situations limite loufoque, mais les choses allaient trouver leur solution quasi naturellement : il suffisait, avec force habileté et courtoisie, de « dénicher » la personne qui, me côtoyant dans le quotidien, me comprenait parfaitement et pourrait me servir de « traducteur ». Et j’allais procéder ainsi à tous les niveaux : que ce soit lors de réunions publiques, de réunions de travail, voire même de colloques nationaux et entretiens avec des ministres, je trouvais toujours moyen de faire entendre ma voix.
Il n’empêche, participer pleinement à la vie municipale, en assumant des responsabilités politiques entières, en étant handicapé tétraplégique, ce n’est pas anodin. Quelles que soient les motivations, honnêtes ou pas, il est évident que la tentation est grande, dans un monde où la représentation est primordiale, d’utiliser le handicap, de le mettre en avant, sans que pour autant il y ait un véritable contenu politique. C’est ce qu’on appelle « un élu potiche ». Ce serait mentir de dire que j’y ai complètement échappé. Disons simplement que le bilan de mes actions plaide en ma faveur.
Il y a cependant plus grave. C’est l’autre tentation, qui est d’enfermer l’élu handicapé dans le handicap. J’ai toujours eu conscience de cette difficulté, et c’est pourquoi j’ai toujours refusé, dès que le Maire m’a confié mes responsabilités, de prendre la délégation officielle « aux personnes handicapées ». J’ai toujours mis en avant et proposé le titre de ma délégation : « à l’accessibilité de la ville ». Je travaille donc, entre autres, pour les personnes handicapées, mais aussi pour l’ensemble de la population. En promouvant une ville accessible à tous, je fabrique une certaine « qualité d’usage » (terme grenoblois repris maintenant par le ministère de l’Équipement), et l’on peut dire également une certaine citoyenneté.
S’il est vrai que, notamment dans les rapports avec l’administration, le handicap peut jouer comme un facteur négatif (en laissant entendre que la motivation de l’élu handicapé est surinvestie à cause de son handicap et que, par là même, il n’est plus objectif dans la proposition de ses projets) je tire pour ma part des conclusions opposées. En effet, dans le contexte de cette dernière décennie, où notre pays accumulait les retards en matière d’accessibilité, où les différentes lois dans le domaine du handicap n’étaient guère appliquées, il fallait, pour faire bouger un tant soit peu les choses, sur le plan local, une conviction, un engagement, voire même un acharnement, que seul (ou presque) pouvait assumer quelqu’un qui vivait le handicap du dedans. Je le crois sincèrement, et c’est ce qui se dit le plus souvent dans mon entourage. Le rôle de leader que Grenoble continue à jouer depuis dix dans les principaux champs du handicap en fait foi.
Pour l’avenir, on peut souhaiter qu’il en aille différemment. L’expertise du handicap devra bien devenir une expérience partagée par tous les responsables publics. Mais pour cela, il faudra aussi que les personnes en situation de handicap s’investissent davantage qu’aujourd’hui dans la vie citoyenne. C’est aussi un de mes objectifs. En ce qui concerne mon devenir personnel, je compte, pour des raisons à la fois d’usure physique, de partage des responsabilités municipales, pour en assurer le renouvellement générationnel, ne pas m’inscrire dans la perspective d’un troisième mandat. Pour autant, je n’abandonnerai pas tout engagement, et j’essayerai de partager cette expérience difficile mais exaltante, comme témoin et force de proposition ; et de renouer aussi avec la lecture, l’étude, et si la destinée m’est favorable, avec les voyages et l’écriture »…
François Suchod, juin 2006.
PS : François Suchod a abandonné la vie municipale à la faveur de l’élection de mars 2008. Il est décédé le 6 septembre 2013 à l’âge de 65 ans.