Je suis issu d’une famille ayant une longue tradition de commandement : mon père était chef, de même que les deux frères qui lui ont succédé après sa mort. Ici en Afrique, la vie est difficile pour une personne handicapée : rien à voir avec l’Amérique ou l’Europe. Le handicap est considéré comme une malédiction, un mauvais présage; les personnes handicapées sont vues avec crainte ou pitié, on les abandonne à leur sort, on ne les traite pas comme de vrais êtres humains, on les laisse simplement souffrir le reste de leur vie. J’ai eu beaucoup de chance que mes parents m’aiment et ne m’abandonnent pas. Quand j’ai contracté la poliomyélite, ils ont fait en sorte que je reçoive des soins médicaux. Et que je m’instruise : j’ai étudié à l’école ordinaire, où j’étais le seul élève handicapé. J’ai eu à faire face à de nombreux problèmes, au premier rang desquels la stigmatisation, mais également le manque d’équipements, l’inaccessibilité des locaux et la faiblesse des infrastructures, surtout routières. Mes condisciples, qui me considéraient comme sans valeur, inutile, ne m’ont intégré parmi eux que parce que j’ai agi dans leur direction : je prenais une part active aux discussions, avec un solide sens de l’humour, et je me suis efforcé d’occuper les premières places au classement tout en offrant mon aide à ceux qui en avaient besoin. Je prenais soin de mon apparence vestimentaire et je chantais très bien (ce qui est toujours le cas !), ce qui a fait que la plupart des élèves ont fini par m’accepter, voire m’admirer…

Après mes études secondaires, je suis resté trois ans au chômage; non pas pour une question de qualification mais parce qu’aucun recruteur ne voulait d’une personne handicapée. Je suis finalement entré dans l’Administration et j’ai travaillé pendant des années pour le Gouvernement comme simple employé de bureau sans la moindre promotion. Jusqu’à ce qu’on me mette d’office en retraite, parce que « les handicapés ne peuvent pas remplir correctement leur tâche ». Je me suis senti profondément offensé, un sentiment que je n’oublierai jamais. Mon premier fils venait d’entrer à l’université, le second était au collège, ma fille adoptive en primaire et mon dernier-né en maternelle. Mes indemnités de retraite étaient largement insuffisantes; mon épouse Nancy Wanjiku et moi-même étions dans la plus grande détresse. Ma femme, qui est une chrétienne dévouée, a une personnalité très forte et une capacité de travail extraordinaire : c’est ma meilleure alliée sur Terre, un véritable pilier d’espoir et d’encouragement. Nous avons donc utilisé nos faibles ressources pour monter ensemble une petite affaire de cuirs et peaux où j’ai travaillé deux ans.

C’est alors que j’ai réellement commencé mes activités politiques, bien que je me considère comme politicien depuis la naissance ! Ce qui me préoccupe le plus, c’est de voir mes concitoyens vivre dans un état d’extrême pauvreté, de frustration, de discrimination et de rejet : accès impossible aux services essentiels, logements décents, eau potable, opportunités d’emploi, etc. Pendant la période où j’étais commerçant, je me suis trouvé au contact direct avec ces personnes. Je crois que chacun a droit à l’égalité, que nous devons tous jouir de nos droits économiques et politiques. Mon statut de victime moi-même de ces problèmes a fait que je n’avais pas d’autre choix que de me battre pour les pauvres, les nécessiteux, les sans-voix, les délaissés de notre société. Je m’en sentais capable malgré le handicap. Je ne me suis jamais perçu comme « handicapé » : certes, je suis physiquement handicapé mais je suis capable de tout faire moi-même, parfois même davantage que certains « valides ». Je crois que tout le monde souffre d’une forme ou d’une autre de handicap, dont le degré est plus ou moins visible.

J’ai été le premier candidat handicapé du Kenya à faire campagne en fauteuil roulant malgré une opinion publique dubitative, sinon opposée à l’idée d’élire quelqu’un comme moi. Les déplacements ont également constitué un obstacle, auquel est venue s’ajouter la saison des pluies, rendant les routes souvent impraticables. Je crois que le sérieux de ma démarche et le fait que j’ai persisté malgré les obstacles m’ont valu finalement beaucoup d’admirateurs. Le district de Kajiado, cadre de mes activités politiques, couvre un rayon d’une trentaine de kilomètres avec une population d’environ 60.000 personnes. J’ai également été choisi pour représenter les personnes handicapées du sud-est du pays au Conseil national des églises du Kenya (N.C.K.C). Mon ambition est d’être toujours disponible pour ceux qui ont besoin de moi. Mon rêve : voir le niveau de pauvreté descendre aussi bas que possible, des maladies invalidantes comme le paludisme ou le sida être éradiquées, de même que toutes les formes de discrimination, de stigmatisation.

C’est pour accomplir cet objectif et porter leur voix au-delà des mers et des montagnes que j’ai recueilli les suffrages de mes concitoyens. C’est pour moi la définition même du mandat électoral. L’indifférence et la malhonnêteté de la plupart de nos leaders me préoccupent; je pense que cela doit changer, que les hommes politiques doivent se rapprocher de la population. En tant que Conseiller, je pense avoir prouvé à mes concitoyens que j’étais capable de conduire leurs ambitions malgré le handicap. Je me suis également inquiété du sort des enfants handicapés de ma juridiction et veillé à ce qu’ils soient identifiés, secourus et scolarisés. Le Conseil a mis en place un système de bourses qui est encore minimal mais qui est une première que nous développerons.

La prochaine étape de ma carrière politique sera de briguer un siège parlementaire. Non seulement pour continuer à servir un nombre toujours plus grand de personnes mais également prouver que handicapé ne signifie pas incapable. Le regard que l’on porte sur nous changera d’autant plus rapidement que nous occuperons des postes à responsabilité dans la société, et plus particulièrement dans le domaine politique. J’ajoute que j’ai bien l’intention de durer en politique : c’est un domaine où je me sens tout à fait à mon aise ! Je sais que j’ai les capacités et l’expérience nécessaires à devenir ministre. Et je veux dire ceci aux citoyens handicapés : ne vous cachez pas, montrez votre valeur au grand jour, vous le pouvez, comme vous pouvez faire de grandes choses. Pensez en grand, alors vous serez grands et considérés comme tels; vous pourrez même devenir Président !


Richard Lenana Ole Pulei, mai 2007.



Traduit de l’anglais par Philippe Gimet. A lire également, cette interview de Richard Lenana Ole Pulei parue en septembre 2006 sur le site Afrik.com.

Partagez !