Le sentiment de vérité domine dès les premières pages du Coeur-enclume, magnifique album que Jérôme Ruillier vient de faire paraître chez Sarbacane : « Ça fait longtemps que l’idée trottait dans ma tête. Elle est devenue une envie forte il y a quatre ans. Avec les enfants, je parle de différence alors la bande dessinée s’est naturellement imposée pour développer cette idée auprès des adultes. L’album était d’abord un projet personnel. Puis en rencontrant des gens, j’ai ressenti le besoin de combler un vide, de répondre à des interrogations. Il m’a fallu six années de recul pour débuter ce livre. Ce recul m’a permis de ne garder que le plus important. J’ai transformé mes souvenirs avec le temps : je l’ai constaté en les croisant avec ceux de ma compagne. Je lui ai fait lire l’ouvrage, elle a eu une réaction positive. Je voulais sortir de mon petit nombril, pour faire émerger une histoire d’une portée plus générale. Une histoire qui n’est pas sur la trisomie mais sur la différence, la peur de l’autre. Je ne me suis jamais dit que ma fille devait changer, alors qu’avec les autres on le souhaite. Mais elle sera trisomique toute sa vie : c’est moi qui devais changer de regard »

Pour raconter sa première semaine avec sa fille, Jérôme Ruillier s’est naturellement tourné vers le dessin : « Je voulais parler aux adultes, pour leur dire que la première étape c’est l’acceptation de l’enfant. La bande dessinée s’est imposée comme une prolongation de mon travail en direction de la jeunesse. Sans penser à l’édition. J’ai laissé dérouler ma mémoire, la main a dessiné toute seule. J’avais envie d’enlever toutes les belles images, pour m’attacher au fond en oubliant la forme. Ce n’est que mon témoignage, même s’il se croise avec d’autres, mais ça n’est que ça. On donne une image monstrueuse de la trisomie. Et d’abord en nous-mêmes. J’ai assimilé mon bébé a un polyhandicapé baveux, monstrueux, caché. La société nous élève pour être normal, et là, il y a une enfant hors cadre. Avec un sentiment de peur, d’être perdu, même si l’entourage nous a aidé, malgré quelques dérapages. Les gens admirent ce qu’ils pensent être loin d’eux, mais quand il faut mettre les mains dans le cambouis, ils ont le réflexe ‘pas nous’ ! ».

Jérôme Ruillier a entendu des parents d’élèves dire que si sa fille était encore à l’école à la rentrée, ils mettraient leurs enfants dans le privé. Et il se souvient des difficultés rencontrées : « Certains enseignants ont fait du mal à ma fille et à nous, pas par méchanceté, par maladresse. Le noeud du problème est là. On est dépourvu et ça amène de la maladresse. Le poids de la norme est très important. Les gens qui sont dans la norme sont encouragés. Et on voit peu de personnes handicapées mentales : elles demeurent cachées ».

L’un des moments poignants du Coeur-enclume est l’expression du désir de mort rapide de l’enfant exprimé par son papa : « Il ne faut pas se leurrer, le sentiment de mort souhaitée existe; l’exprimer permet de l’évacuer. J’imagine que c’est sain, pour vouloir que ma fille vive. Ma compagne voulait revivre plusieurs mois en arrière. Elle aurait avorté, je pense. Il y a d’ailleurs eu une petite alerte chez le gynécologue, durant la grossesse, problème vite écarté par le médecin. Après la naissance, le pédiatre était terriblement gêné, et je me suis retrouvé dans sa peau en annonçant la trisomie de ma fille a des amis ». Jérôme Ruillier a surmonté cette période difficile, parcouru de sentiments contradictoires, pour en tirer une philosophie : « C’est une aventure difficile, douloureuse et extraordinaire. Elle suscite des rencontres, une ouverture aux autres, pas simplement avec des mots mais par des actes ».

Propos recueillis par Laurent Lejard, juillet 2009.


Le Coeur-enclume, par Jérôme Ruillier, éditions Sarbacane, 16,50€ en librairies.

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