Il était une fois la différence est le troisième ouvrage de l’archéo-anthropologue Valérie Delattre, consacré aux recherches archéologiques mettant en évidence la vie de personnes handicapées depuis 100.000 ans. Après Décrypter la différence en 2009, puis neuf ans plus tard Handicap : quand l’archéologie nous éclaire, c’est aux préadolescents que s’adresse ce troisième livre. Les handicaps intéressent désormais les chercheurs-fouilleurs du passé ? « Tout à fait, répond Valérie Delattre. J’ai commencé à travailler sur cette thématique avec un projet de recherche individuel, mais l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP) s’est rendu compte qu’il y avait des sollicitations provenant d’autres archéologues, d’enseignants, du public. J’ai alors élaboré une enquête nationale pour lancer une étude sur les handicaps auprès de mes collègues archéologues pour recenser des travaux, des vestiges, des résultats de fouilles, une démarche scientifique classique et rigoureuse. Le sujet est tout neuf. Et comme on avait écrit en direction des grands, l’éditeur Actes Sud nous a proposé de travailler à un ouvrage illustré pour les jeunes. On a validé le projet l’an dernier, et c’est pendant la crise sanitaire que j’ai travaillé avec l’illustrateur Vincent Bergier. Actes Sud me l’a suggéré pour avoir un regard neuf, il n’avait pas illustré de l’archéologie ni les handicaps. On a travaillé pendant les deux mois de confinement, je l’ai conseillé pour ses recherches avec des documents, des vidéos, en corrigeant des confusions au besoin, par exemple une colonne grecque dans un dessin sur Rome. Il a amené ses idées, sa poésie créatrice. »

Évoquer sans choquer.

Valérie Delattre a dû surmonter plusieurs difficultés : « La direction d’Actes Sud était dubitative, elle craignait du misérabilisme ou du trash. Moi, je n’avais jamais écrit pour les plus jeunes, alors j’ai travaillé en collaboration avec une responsable éditoriale de l’INRAP. Il fallait que j’adapte mon jargon aux plus jeunes, et Vincent ne devait pas dessiner un rapport de fouilles. Il s’est extrait de ça en amenant son univers poétique, pour ne pas heurter sur les sujets plus rudes. » Par exemple, dessiner un crâne trépané surmonté de coquelicots, la vie qui renait après l’opération. Et si l’eugénisme et l’extermination sont évoqués, l’album laisse une place à l’imagination pour réfléchir à ce que pouvait être la vie de personnes handicapées sous l’Antiquité, le moyen-âge, les temps modernes. De cette intense collaboration à distance résulte une agréable complémentarité entre des textes clairs, exposant un sujet illustré sur la page d’en face. « Lui et moi on a eu du temps, du fait du confinement. Le téléphone et la visio créent des connivences. On s’est vu en vrai il y a un mois et demi, et ensuite lors des Rendez-vous de l’histoire qui viennent de se dérouler à Blois. On en revient avec une belle complicité. »

Crâne aux coquelicots ©Vincent Bergier

Vincent Bergier venait de livrer un travail d’illustration pour Actes Sud quand cet éditeur l’a sollicité à nouveau : « Très rapidement, j’ai eu des conversations téléphoniques très animées avec Valérie Delattre. J’ai compris sa personnalité, et qu’elle ne voulait pas de pathos et de glauque. Le ton des dessins reflète ces échanges. J’ai essayé de prendre du recul par rapport au texte, pas uniquement pour l’illustrer, mais avec plus d’ouverture, par exemple en confrontant l’univers de la mort à quelque chose de vivant. » Côté illustration, Vincent Bergier restitue ce qu’aurait pu être le roi Philippe II de Macédoine : « D’autres illustrations jouent sur des symboles. J’ai voulu mettre l’accent sur l’action de réparer plutôt que montrer l’altération. L’idée générale, je la trouve de façon très instinctive en choisissant un aspect du texte à valoriser, en évitant d’être tristounet, pour le mettre en espace. Je veux montrer que les handis sont différents mais pas inférieurs, et éviter également les stéréotypes. » Avec des dessins qui jouent parfois sur des codes de représentation contemporaine : « J’ai parfois fait une image un peu sexy, une Gauloise pin-up qui a besoin d’une prothèse dentaire, montré la force, ou bien le désarroi de Camille Claudel. » L’ensemble dans un univers coloré assez pop : « J’ai essayé de me faire plaisir. Le seul dessin refusé par l’Inrap était la représentation d’une radiographie considérée trop effrayante. »

Un outil pédagogique au collège comme en famille.

Au-delà de la lecture seul ou en famille, quelle peut être la portée de ce livre ? « Il aura un impact pédagogique, reprend Valérie Delattre, c’est le souhait d’Actes Sud qui l’envoie aux bibliothèques des collèges pour les 11-12 ans en classes de 6e et 5e. Des rencontres avec des collégiens, des enseignants seront programmées, mais avec des hésitations du fait de la crise sanitaire, elles auront plutôt lieu à partir de janvier. Lors des rencontres de Blois, l’INRAP a programmé une intervention à destination des enfants et de leurs parents, on a posé l’acte 1. Les parents sont ravis, ça leur permet de parler de sujets difficiles ou tabous; les enfants lisent en quinconce, ce format d’album plait bien. Les enseignants nous disent ‘quel cadeau pour parler de tel élève handicapé qu’on a dans l’établissement, le passé est un support de sensibilisation, merci de nous donner un outil. »

Valérie Delattre l’affirme, les handicaps sont devenus un champ de recherches archéologiques mais avec des inégalités selon les continents : « On a deux focus : la façon dont les sociétés considèrent le handicap, et l’état de la recherche archéologique sur tel territoire. On est tributaire de la recherche telle qu’elle se pratique de par le monde, on commence à recevoir des articles de Chine par exemple, avec quelques lignes sur un handicap ou une pathologie dans un rapport de fouilles. C’est un sujet qui commence à émerger. Mais on n’a rien en Australie, quasiment rien en Afrique subsaharienne. On cherche ce qui est dans les rapports de fouilles, les articles scientifiques. » Une recherche compliquée par le fait qu’elle repose essentiellement sur l’étude de sépultures qui peuvent être peu ou pas étudiées : « L’anthropologie funéraire n’est pas acquise dans certains pays, alors travailler sur le handicap est incongru. Faire des fouilles pour trouver des objets, ça passe, mais sur les sépultures c’est compliqué ou impossible. En Polynésie, un prêtre traditionnel doit être présent lors d’interventions, sans prélèvements, uniquement des observations visuelles puis on referme la tombe. » La recherche archéologique a ses règles éthiques, que ne connaissent bien évidement pas les trafiquants et les pilleurs de tombes qui sévissent partout et détruisent irrémédiablement les traces du passé de l’humanité, valide comme handicapée.

Laurent Lejard, octobre 2020.

Il était une fois la différence, par Valérie Delattre et Vincent Bergier, coédition Actes Sud, 16,50€ en librairie. Décrypter la différence, publié en 2009, est désormais téléchargeable gratuitement, ses 3.000 exemplaires imprimés étant tous vendus ! Mais il en reste encore pour Handicap : quand l’archéologie nous éclaire, paru en 2018 aux éditions Le Pommier, 10€ en librairie.

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