La croissance n’est plus partagée comme pendant les trente glorieuses (1945-1975), elle est accaparée par certaines nations sur des rapports de force et, à l’intérieur même de ces nations, par des inégalités exponentielles au profit d’un petit nombre de sociétés privées et de particuliers, toujours plus restreints et plus puissants. Les trois premières fortunes personnelles dans le monde dépassent le montant du Produit Intérieur Brut des 48 nations les plus pauvres. Les revenus des 225 premières fortunes du monde suffiraient à assurer les besoins sociaux de base – santé, éducation, eau, infrastructures sanitaires – du monde entier ! (PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1994) Cette accélération dévastatrice de l’économie financière à court terme – les taux de rentabilité recherchés par les spéculateurs dépassent les 15% annuels, ce qui amène ces capitaux à bouger continuellement vers des investissements de rentabilité aléatoire et à faire basculer du jour au lendemain des pans entiers des sociétés en dessous du minimum de survivance – amène une marginalisation croissante de nombre d’individus et de nations.

Nous autres, personnes handicapées, sommes clairement dans le camp des exclus et même si il reste quelques passerelles de solidarité nationale ou d’initiatives associatives qui relient les mondes de part et d’autre de ce cordon sanitaire, le politiquement correct, quels que soient les partis au pouvoir, est de comprimer au maximum toutes les dépenses de l’État acquises de haute lutte pour assurer uniquement la fonction répressive et sécuritaire de ces États. Tous les jours, nous sentons cette marginalisation croissante dans notre inconfort et notre chair.

Il est vrai que les perspectives de réinsertion dans une telle société sauvage n’ont rien d’encourageant. Faut- il pour autant que nous baissions les bras ? Au- delà de nos souffrances physiologiques, neurologiques, morales, au- delà de cette culpabilité incessante, nous pouvons retrouver dans notre solitude extrême, le silence. Et dans ce silence se construit à nouveau notre conscience, notre espérance, notre goût du bonheur. Nous retrouvons dans cette extrême lassitude le terreau de notre morale, de la morale de l’humanité : l’innocence sacrée de l’enfant, le plaisir du partage et de la compassion, l’évident fourvoiement des valides dans leur frénésie de survivre. Les valides sont incapables, dans leur stress, de retrouver les valeurs fondamentales de l’être humain qui garantissent sa dignité et son développement.

L’amélioration de la condition ne viendra pas du monde valide; c’est à nous, par des regards, des témoignages, notre goût du bonheur, d’indiquer à nouveau à ces systèmes à la dérive où se trouve leur sérénité. C’est petit à petit, par cette inoculation vraie, que les règles du jeu de cette mécanique diabolique seront revues par tous et pour tous.

Laurent Lejard, juin 2001.

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