Qu’y a-t-il de commun entre une adolescente kosovare et une jeune femme atteinte du syndrome de Prader-Willi ? L’incapacité de l’État et des politiciens qui le dirigent à apporter une réponse humaine à des situations particulières. La rafle de la première jeune fille lors d’une sortie scolaire a scandalisé une partie de l’opinion publique et engendré des manifestations lycéennes de solidarité. La proposition du Président de la République d’autoriser le retour en France de la seule adolescente kosovare, sans sa fratrie ni ses parents, a achevé ce désastre : comment un homme politique de premier plan peut-il justifier comme solution la scission d’une famille ?
Le cas de la seconde jeune fille, Amélie, est emblématique du comportement de nos politiciens depuis des décennies. La jeune femme vit avec de sévères troubles autistiques et du comportement qui transforment sa vie et celles de ses parents en enfer. Les parents d’Amélie attendent « la » place en établissement spécialisé qui assurera une prise en charge médico-sociale à leur fille et leur fera retrouver une vie « acceptable ». Ils ne veulent pas abandonner leur progéniture mais demandent qu’elle soit accueillie par des professionnels capables de la soigner comme sa pathologie le nécessite. Aucune solution ne leur étant proposée, ils ont décidé, avec le soutien de l’Unapei, de saisir la justice, qui leur a donné gain de cause : dans un jugement prononcé le 7 octobre dernier et remarquablement motivé, le tribunal administratif de Pontoise (Val d’Oise) a rappelé le droit des parents d’Amélie à mener une vie familiale normale, et de leur fille à une prise en charge médico-sociale adaptée. Il enjoint à l’Agence Régionale de Santé de « prendre toutes dispositions pour qu’une offre de soins permettant une prise en charge effective dans un délai de 15 jours [par] un établissement médico-social » soit réalisée. Le juge estime que l’ARS a une obligation de résultat et se doit « de faire usage de ses pouvoirs de contrôle pour mettre un terme aux refus d’admission opposés aux cas les plus lourds alors que ces derniers sont précisément ceux nécessitant en priorité l’assistance de la collectivité publique. » En clair, l’ARS n’a pas seulement mission de programmer et financer, elle doit s’assurer que les établissements médico-sociaux accueillent effectivement les publics pour lesquels ils ont été autorisés.
Fermement rappelée à ses devoirs, la ministre de la Santé, et tutelle des ARS, Marisol Touraine, a cru devoir annoncer, le 13 octobre, faire appel devant le Conseil d’État de la décision du tribunal administratif de Pontoise, en invoquant la crainte qu’elle « suscite un nombre considérable de demandes auxquelles l’Administration ne pourra de toute évidence pas faire face ». Le même jour, sa collègue en charge des personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, a enfoncé le clou sur un terrain plus politique : « Il est de la responsabilité de l’Etat de résorber ce décalage, sans qu’il y soit contraint par la justice. Il est de la responsabilité de l’Etat d’apporter des réponses adéquates à chaque famille, pas au juge […] Ce recours marque le refus d’aller vers une judiciarisation de l’accueil et de l’accompagnement des personnes handicapées et au contraire la réaffirmation d’une réponse politique à un problème politique. »
Mais cela fait près de 40 ans que l’on est prié de faire confiance aux politiques : près de deux générations depuis la loi d’orientation de 1975, et de multiples plans de créations de places en établissements médico-sociaux, de plans ciblés sur l’autisme, les handicaps rares, la déficience visuelle ou auditive… Avec à chaque fois le même résultat : des annonces mirifiques pour une prise en compte de la globalité des problèmes, et finalement peu de réalisations, à cause de la faiblesse des moyens déployés et de leur dilution sur le terrain.
Voilà donc qu’au lendemain du 13 octobre, confrontée à l’indignation massive, la ministre déléguée aux personnes handicapées annonce la renonciation à faire appel. Laquelle s’inscrit d’ailleurs dans une journée folle : nouvelle offensive militaire des troupes françaises au Mali, vote par les députés d’une taxation rétroactive à 16% de l’épargne, annonce d’une grève par les millionnaires du football français qui ne veulent pas être taxés à 75%… Cette renonciation ne vise pas à abréger la douleur d’une famille qui s’éterniserait dans les salles de justice, elle traduit une volonté de fermer au plus vite un nouveau front avec une opinion publique exaspérée. Mais cette renonciation constitue également un adroit calcul, en empêchant la création d’une jurisprudence et en arrêtant de jouer à « qui gagne perd ». En faisant appel, la ministre de la Santé prenait en effet le risque d’une confirmation par le Conseil d’État de l’argumentation du tribunal de Pontoise, rendant la décision opposable à toutes les ARS, créant une jurisprudence. Et à l’inverse, si le Conseil d’État avait absous l’ARS de toute obligation de résultat, la ministre victorieuse aurait été vilipendée pour son manque d’humanité, son acharnement sur une famille en détresse et finalement laissée à son triste sort.
A l’instar de l’affaire Leonarda, l’affaire Amélie est donc un désastre politique. Elle montre que les politiciens se défilent à chaque fois qu’ils sont confrontés à cette « obligation nationale » qu’est l’intégration des personnes handicapées. Outre les carences en solutions médico-sociales, d’autres sujets témoignent d’une volonté de peu faire : maintien des ressources des personnes handicapées sous le seuil de pauvreté, réduction des aides à la compensation du handicap, remise en cause de la nécessaire accessibilité du cadre bâti et des transports. De droite comme de gauche, les actes ne suivent pas les lois adoptées. Mais il faut bien convenir que l’actuelle majorité gouvernementale conduit une action logique en matière de handicap : aucun des parlementaires des partis politiques qui la composent n’a voté la loi du 11 février 2005 d’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Il est donc logique que les ministres issus de ces partis politiques n’appliquent pas pleinement cette loi, et même la détricotent tout en affirmant le contraire la main sur le coeur. Le résultat est là, la confiance est rompue, durablement.
Laurent Lejard, novembre 2013.