« Il ne fait pas bon vivre dans l’Yonne lorsque l’on est une jeune femme handicapée mentale ». Depuis un mois, plusieurs affaires, gravitant autour de la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales et d’établissements gérés par le Comité départemental de l’Association Pour Adultes et Jeunes Handicapés (APAJH) ont été mises à jour. Même si aujourd’hui, en l’état actuel des enquêtes, l’APAJH 89 ne peut être mise en cause sur l’aspect criminel de ces affaires, d’importants dysfonctionnements sont avérés et jettent le discrédit sur un comité départemental de l’une des trois principales associations de personnes handicapées en France. A tel point que la Fédération APAJH a décidé le 12 janvier dernier la radiation du comité départemental de l’Yonne, approuvée unanimement par les présidents des comités ou associations départementales trois jours plus tard, tandis que le préfet de l’Yonne suspendait Nicole Charrier de ses fonctions de directrice du foyer Soleil.

Les faits s’étalent sur plus de vingt ans. Dans les années 70, Émile Louis, un pervers sexuel déjà condamné par la justice, est embauché comme chauffeur de car par l’Institut Médico- Éducatif (IME) de Grattery, à Auxerre, géré par le comité départemental de l’APAJH. Il a avoué, le 13 décembre 2000 (il s’est rétracté le 16 janvier 2001), avoir violé et assassiné entre 1977 et 1979 sept jeunes femmes handicapées mentales dont quatre provenant de l’IME de Grattery. En fait, onze disparaîtront au cours de cette période. Déjà soupçonné en 1981, le chauffeur bénéficia d’un non- lieu faute de preuves, soutenu par un témoin de moralité qui n’était autre que Nicole Charrier, l’épouse du directeur de l’IME à l’époque. D’aucuns se demandent comment cette dernière, à l’époque chargée du service de suite, n’aurait pas été alertée par ce qu’on aurait pu prendre pour des fugues.

En 1989, une autre affaire de nature sexuelle fait plus de bruit. C’est au tour de Pierre Charrier, secrétaire général de l’APAJH 89 qui lors du recrutement d’Émile Louis dirigeait huit établissements DDASS, de s’adonner à des attouchements sexuels avec violence sur l’une des jeunes pensionnaires d’un foyer, et en présence d’un jeune garçon. Après avoir risqué les assises, il est finalement condamné en correctionnelle le 18 mai 1992 à six ans de prison. Cheville ouvrière de l’APAJH durant plus de vingt ans, il a monté tous les foyers pour handicapés d’Auxerre, ce qui pour de nombreuses personnes de son entourage le place « au- dessus de tout soupçon » (sic). Son épouse, Nicole Charrier, qui dirige déjà à l’époque le foyer Soleil ne se rendra pas compte des pleurs continuels et de l’état critique de la jeune Nathalie. C’est finalement une employée, prévenue par le garçon, qui alertera le procureur.

Enfin, la troisième affaire, dénoncée par l’association de défense des handicapés de l’Yonne (ADHY), qui se bat pour faire toute la lumière, concerne treize jeunes femmes handicapées mentales hébergées à Sens, dans un foyer- CAT géré directement par l’APAJH nationale, qui ont été stérilisées à leur insu depuis 1995. Onze de ces interventions chirurgicales seraient réversibles selon l’APAJH mais une enquête judiciaire est en cours. « C’est le problème des établissements de l’APAJH où la tutelle est également assurée par l’APAJH. Si les enfants avaient des tuteurs provenant d’autres institutions, de l’extérieur, nous aurions peut- être pu éviter cela », indique Pierre Monnoir, président de l’ADHY. « Partant de là, je vois mal comment la Fédération APAJH pourrait gérer correctement les neuf établissements de notre département ». En effet, lors d’une conférence de presse le 12 janvier dernier, Fernand Tournan, président de la fédération APAJH, a formulé le souhait que lui soit confiée par le ministère de la Santé la gestion en direct des établissements et services jusqu’alors administrés par le comité départemental. La réaction de Pierre Monnoir est éloquente : « Tout cela, c’est leur salade interne. Avec le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales de 1996 et la suspension de Nicole Charrier par le préfet, je ne vois pas comment ils auraient pu faire autrement. Cela dit, ils ont mis le temps », ajoute- t-il. « De toute manière, nous sommes favorables à une tutelle ad hoc de l’État avec des moyens de contrôle. En tout cas, a contrario de ce qu’ont déclaré plusieurs personnes de l’APAJH 89, nous ne voulons pas reprendre ses établissements et services. Nous sommes là uniquement pour défendre les personnes handicapées ».

La période trouble de l’après radiation. Depuis le 12 janvier 2001, date de la décision de radiation du comité départemental avec effet immédiat, la situation dans l’Yonne est particulièrement trouble. Les personnels qui, dans un premier temps, ont été menacés de mesures de rétortion en cas de fuites d’informations, ont organisé une conférence de presse et ont pris position, pour la plupart, contre le conseil d’administration du comité départemental. Nicole Charrier, suspendue par le préfet, est officiellement en arrêt maladie. Trois enquêtes sont simultanément en cours : l’une judiciaire concerne les dysfonctionnements du tribunal d’Auxerre constatés durant ces vingt années, la seconde, administrative, sur les dysfonctionnements de la DDASS; la dernière est un nouveau rapport de l’IGAS dont les conclusions devraient être remises d’ici à fin février. Dans toute cette tourmente, un vieux monsieur de 73 ans tente de lutter avec ses dernières armes. Son nom : Georges Decuyper. Fonction : ex-directeur de l’IME de Grattery, à la retraite depuis 1988, et aujourd’hui président bénévole de l’APJH 89. Signe particulier : on le dit très proche de Nicole Charrier qu’il aurait placée à la direction du foyer Soleil et qu’il protégerait envers et contre tous. Georges Decuyper s’indigne du traitement réservé à l’APAJH 89 et dénonce l’amalgame commis entre les différentes affaires citées ci-avant. C’est lui qui a interdit à son personnel et à Nicole Charrier de s’exprimer, ne comprenant pas pourquoi cette dernière a été suspendue de ses fonctions avant la fin de l’enquête. « Il y a aujourd’hui des règlements de comptes qui, passé un certain niveau d’indécence, donneront lieu à des poursuites judiciaires », s’est- il contenté de déclarer, avant de conclure : « l’enquête administrative, dont j’attends beaucoup, fera la preuve que l’association n’a pas commis de fautes depuis vingt ans ».

« Georges Decuyper n’est pas prêt à lâcher les armes », avait déclaré Fernand Tournan le 12 janvier 2001, au sortir d’un conseil d’administration pour le moins houleux. De source locale, le président de l’APJH 89 s’apprêterait à réunir son conseil d’administration pour une assemblée extraordinaire où il pourrait être question de modification des statuts et du nom. Même s’il s’est vu interdire par la fédération le droit d’utiliser le label APAJH, le comité départemental, en tant qu’entité juridique propre et propriétaire des locaux, n’entend pas se faire déloger ainsi. Seul le retrait des agréments par le ministère de tutelle pourrait contrer cette parade. De son côté l’ADHY suit l’affaire de très près et apporte son soutien aux personnels. « Il ne faut pas généraliser aux 300 membres du personnel de l’APAJH 89, il y en a qui font un travail formidable », indique Pierre Monnoir. Ce dernier attend avec impatience les résultats des trois enquêtes en cours et compte également sur « la ferme volonté » de Ségolène Royal, ministre déléguée à la famille et à l’enfance, qu’il a rencontrée en décembre dernier, de mener ces enquêtes jusqu’au bout.

Réseau, complot, ou dysfonctionnements à gogo ? La thèse d’un complot ou d’un réseau régional (ou du moins départemental) mettant en scène plusieurs notables locaux, étayée par l’indifférence coupable du tribunal d’Auxerre pourtant alerté à plusieurs reprises, mais aussi plus récemment par la découverte de photos de certaines disparues sur un cédérom pédophile néerlandais, a été avancée par certains. Et d’argumenter : pourquoi tant d’indifférence, si peu d’alertes, d’inquiétude, dans toutes les antennes locales des administrations et des services publics, aussi bien judiciaires que sociaux, municipaux que préfectoraux ? Difficile de penser qu’il n’y a pas eu à Auxerre une conspiration du silence, une chape de non- dits, des complicités implicites ou explicites parce que le sort effroyable de quelques jeunes filles, pauvres et handicapées, comptait moins que la réputation locale de tel ou telle. « Pour comprendre cette situation, il faut se replonger dans ce que pouvait être il y a vingt ans, et continue parfois d’être, le contexte et le peu d’attention portée par notre société sur des jeunes de la DDASS, de surcroît handicapés », intervient Hubert Besson, journaliste à l’Yonne Républicaine qui suit ces affaires depuis trois ans. « Pour ma part, je ne crois pas au complot de notables régionaux, aucun élément fiable ne permet aujourd’hui de parler de l’existence d’un réseau, et je ne pense pas que l’APAJH 89 ait une quelconque responsabilité au niveau criminel dans l’affaire des disparues ; par contre, force est de constater de nombreux dysfonctionnements, des négligences, des choses pas nettes, souvent à connotation sexuelle, et des personnes pas à leur place. Mais il convient de bien distinguer l’affaire des disparues des conséquences de cette affaire :l’enquête administrative et tous les faits révélés par la suite ». Point de vue corroboré par Pierre Monnoir.

Ainsi donc, toute cette horreur ne serait « que » le fruit d’une somme d’incompétences, de silences, d’indifférences, d’ignorances, de négligences… Une révélation peu rassurante puisque l’on est en droit de se demander si une telle accumulation ne pourrait pas se retrouver dans d’autres départements. « Si toutes ces affaires pouvaient au moins secouer tous les établissements d’accueil de personnes handicapées de France et permettre que la remontée d’informations auprès de la justice soit facilitée dès que des manquements ou des délits sont constatés ! », soupire Hubert Besson. « …Et pousser les autorités à mettre en place des structures et moyens de contrôle extérieurs sur ces établissements », ajoute Pierre Monnoir. Dans ce contexte, la demande de création en urgence d’une commission d’enquête parlementaire sur la maltraitance des personnes handicapées mentales, réclamée depuis plusieurs mois au ministère de la Santé par le Collectif des Démocrates Handicapés (CDH), prend tout son sens.

Emmanuel Benaben, janvier 2001

Lire sur le site Internet de l’APAJH les déclarations officielles de cette dernière en ce qui concerne les disparues et les stérilisations. Le site du comité départemental de l’Yonne ne fait apparemment aucune mention de ces affaires. Rappelons enfin qu’une autre affaire de pervers sexuels secoua l’Yonne, en précisant qu’elle ne concerne l’APAJH en aucune manière : en 1984, une jeune fille de l’Assistance publique âgée de 19 ans est retrouvée dans les rues d’Auxerre après avoir été enfermée durant trois mois dans le sous- sol d’un pavillon d’Appoigny, un village voisin d’Auxerre, constamment enchaînée, torturée et violée par un couple, Claude et Monique Dunand. Ils séquestrèrent ainsi plusieurs jeunes femmes recrutées par petites annonces et s’adonnèrent sur elles au sado- masochisme. Le 31 octobre 1991, ils furent condamnés, lui à la réclusion criminelle à perpétuité et elle à cinq ans de prison, sans que la justice ait pu tirer au clair toute l’affaire et identifier les « clients » qui, au fil des ans, avaient participé à ces séances de torture.

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