Question : Le traitement par le Parlement de la jurisprudence Perruche a pris l’aspect d’un affrontement médecins- juristes dans la précipitation d’une fin de session parlementaire. Quelles sont vos impressions sur le débat de fond, et sur la réponse apportée par le Parlement ? Les droits de l’enfant sont- ils réduits par la loi ?

Élisabeth Guigou : Je veux rappeler les principes fixés par le gouvernement lors du premier débat à l’Assemblée Nationale le 13 décembre 2001. Le contexte est difficile : il faut à la fois faire droit aux parents d’enfants handicapés, aux personnes handicapées elles- mêmes, et aussi aux médecins, notamment les échographistes, menacés dans l’exercice de leur métier. Trois principes ont guidé mon intervention dans ce débat : le respect de la vie, de la dignité de la personne humaine et de la liberté de la femme par rapport à la grossesse. La jurisprudence Perruche a soulevé d’énormes inquiétudes, pas toujours fondées, qui ont conduit le législateur à intervenir. Au delà des débats antérieurs qui avaient supprimé l’indemnisation de l’enfant, les discussions au Sénat ont réduit les possibilités d’indemnisation des parents en cas d’handicap non décelé. Je considère que la prise en charge des handicapés est une priorité de la solidarité nationale, mais celle- ci ne doit pas priver de toute action à une juste indemnisation au regard des grands principes de la responsabilité.

Q : Claude Évin, ancien Ministre de la Santé, considère inacceptable cette limitation du droit de l’enfant et des parents et envisage de saisir le Conseil Constitutionnel…

É.G. : Les parlementaires ont voulu concilier au mieux les intérêts des enfants handicapés, des parents et des médecins. Il est incontestable que la responsabilité des médecins est réduite par la nouvelle loi. Cela fait peser encore plus de charges et de responsabilités sur la solidarité nationale qu’auparavant. Elle doit davantage s’exercer et nous sommes conscients qu’il y a beaucoup de progrès à accomplir. Si l’on reste dans le cadre de ce texte, la solidarité nationale doit être réaffirmée et renforcée.

Q : Les handicapés dépendants peuvent vivre chez eux, ceux ayant les finances requises le démontrent, mais un choix réel, entre institution ou domicile, supposerait des financements équivalents dans les deux cas. Or les moyens attribués en structure sont inaccessibles aux individus voulant maîtriser, seuls, leur vie : pourquoi cette disparité de traitement ?

É.G : Je ne pense pas qu’il faille réduire les moyens de l’accueil en institution parce que pour certaines personnes ils sont absolument indispensables. En revanche, nous devons arriver à développer la possibilité des personnes handicapées, comme nous l’avons fait pour les personnes âgées dépendantes, de vivre à domicile. Il faut traiter au cas par cas, entre les personnes qui ont besoin d’un placement en établissement spécialisé et celles qui veulent vivre à domicile : chacune devrait pouvoir librement exercer son choix de vie. Pour le faciliter, il faut tout d’abord améliorer le fonctionnement des Cotorep ; je viens de signer la circulaire unifiant les deux sections de cette commission afin qu’elle puisse examiner la globalité de la situation des personnes handicapées et mieux les orienter. Nous avons mis en place dans une dizaine de départements des sites-pilotes pour travailler dans une démarche globale sur l’insertion des personnes, notamment celles qui souhaitent travailler. Les sites pour la vie autonome, qui couvriront toute la France fin 2003, doivent permettre aux individus de mieux exercer leur choix de vie. Je signerai d’ici à la fin du mois de mars le décret qui permet aux personnes de moins de 60 ans d’avoir accès aux services de soins infirmiers à domicile. Ces dispositifs ne règlent certainement pas tous les problèmes mais indiquent notre volonté dans ce sens. La création de l’Allocation Personnalisée à l’Autonomie, en faveur des personnes âgées dépendantes, nous montre la voie à suivre en direction de l’ensemble des personnes handicapées.

Q : Actuellement, les allocations ne financent que quelques heures d’aide à domicile juste suffisantes pour les actes élémentaires de la vie quotidienne – lever, toilette, repas, besoins naturels, coucher. Quelle est la solution : faire financer les aides à domicile par la Sécurité Sociale ou la solidarité nationale pour que les handicapés dépendants puissent dépasser le stade de la survie et avoir une réelle vie autonome accomplie ?

É.G. :
 Il faut étudier comment, dans quels délais, avec quels moyens on peut permettre aux personnes handicapées d’avoir une vie autonome. Cela suppose un débat national important et cela ne peut se faire que dans le cadre de la loi. Dans la révision de la loi d’orientation du 30 juin 1975, actuellement en débat dans des groupes de travail que Ségolène Royal réunit et qui comprennent les principales associations, il conviendra de définir comment devra jouer la solidarité nationale. Il sera nécessaire de définir les financements apportés par l’État, les collectivités locales et la Sécurité Sociale, et de clarifier les interventions des différents acteurs. Le débat national est essentiel : dans une société développée, démocratique et riche, on reconnaît à chacun le droit de vivre sa propre vie, d’avoir accès à tous les droits. Jusqu’où peut porter l’exercice de la solidarité nationale ? Il faut poser cette question à la Nation dans toute son ampleur, et elle devrait être un objectif prioritaire de la prochaine législature.

Q :
 On a l’impression que les gouvernements successifs ont surtout arbitré en faveur des associations, le plan triennal du Premier ministre annoncé le 25 janvier 2000 était assez significatif en la matière. Face aux demandes individuelles croissantes, faut- il mettre la personne au centre des dispositifs de prise en charge ou poursuivre la politique de sous- traitance de l’action publique exercée par les associations ?

É.G. : Les pouvoirs publics ont besoin d’interlocuteurs reconnus et représentatifs, ce qui n’empêche pas de faire vivre le débat public pour recueillir des appréciations individuelles qui viennent pondérer les points de vue des grandes associations. Si l’on suit pour les personnes handicapées dépendantes la même philosophie que celle qui a été appliquée aux personnes âgées dépendantes, il ne sera pas nécessaire de faire appel aux associations. Il faut laisser la place aux choix individuels et à l’autonomie de la personne. Cela nécessite aussi de rattraper le retard français en matière d’accessibilité des installations et des transports publics.

Q :
 La situation sociale des personnes handicapées ne découlerait- elle pas de leur absence de visibilité dans notre société ?

É.G. :
 Souvent, même lorsqu’elles sont là, on les voit mais on ne les regarde pas. Parce que la société a une immense culpabilité. Chacun devrait pourtant considérer les personnes handicapées comme des êtres à part entière qui ont le droit de vivre complètement leur vie. Il faut apprendre à libérer la parole et le regard…


Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2002.

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