Le paradis des personnes handicapées se trouverait-il en Scandinavie, ces pays nordiques dans lesquels l’intégration et la citoyenneté seraient la règle ? On lit, on entend fréquemment ce propos, qui prend appui sur l’impact de « l’assistance personnelle », créée en Suède en 1994 : les personnes handicapées ne pouvant effectuer par elles-mêmes les actes de la vie quotidienne disposent de personnels qui assurent l’entretien ménager, la confection des repas, accompagnent et aident lors des sorties et activités, etc. « L’assistance personnelle a été une révolution, relève Maria Johansson, présidente de l’Association pour une société sans handicap (DHR); elle a ouvert la possibilité d’avoir une vie indépendante, fonder une famille, travailler. Au début, cette aide était largement accordée. Aujourd’hui, elle est contingentée. 16.000 personnes en bénéficient sur 300.000 qui sont handicapées motrices au total, dont 100.000 se déplaçant en fauteuil roulant. »

Cette assistance est accordée par les communes, avec des inégalités territoriales du fait de la politique définie par les élus locaux, et de restrictions budgétaires qui font que les conditions d’octroi ont été durcies et des contrôles effectués. La formalité est simple mais sans recours : l’assistance personnelle est accordée et évaluée par un travailleur social après entretien avec la personne handicapée, sur certificat médical. Elle peut être partiellement payante : « Le service d’assistance personnelle est gratuit à Stockholm, précise Kaj Nordquist, conseiller municipal et président de la Synskadades Riksförbund (association des malvoyants), mais pas dans toutes les municipalités. Pour les activités ménagères, le service n’est pas gratuit, il y a différents degrés de droits pour en bénéficier. Si on a besoin d’un livre ou d’un magazine qui n’existe pas sur disque, un service d’enregistrement le fait lire et il est envoyé sur un CD ».

Kaj Nordquist ajoute que les aveugles ne bénéficient pas de l’assistance personnelle. Et parce que la Suède prohibe la prostitution, Maria Johansson rejette l’idée d’une assistance sexuelle pour les personnes handicapées, tout en mentionnant un substitut possible : « En fait, c’est à l’assistant personnel de définir ce qu’il fait… » L’assistant personnel bénéficie de la gratuité dans les transports et les services, mais la personne qu’il assiste paie plein tarif. Seul cet assistant bénéficie d’une gratuité selon les activités (quelques théâtres et salles de concert, aucun cinéma), mais si une personne handicapée dépendante est accompagnée d’un aidant familial ou amical non salarié, celui-ci paiera plein tarif. Cette règle résulte d’un postulat : l’égalité de droits et de devoirs pour tous les citoyens. De cette égalité découle notamment l’absence de règle de priorité dans les files d’attente, à un guichet par exemple, les personnes handicapées y compris celles qui marchent avec canne ou béquilles, doivent attendre comme les autres : « C’est une demande des associations » confirme Maria Johansson.

La moitié seulement des écoles est accessible, déplore Maria Johansson, alors que l’intégration scolaire est généralisée, ce qui veut dire que la moitié des élèves suédois ne côtoie pas d’enfants handicapés : cela s’en ressent sur le regard que jeunes et adultes portent sur le handicap. Par ailleurs, 50% des personnes handicapées travaillent mais 10% seulement ont un emploi stable. La même règle est appliquée à tous les chômeurs : après 6 mois d’indemnisation, ils ont l’obligation d’accepter un travail à n’importe quel endroit du pays sous peine de perdre l’allocation chômage, sans tenir compte des problèmes de mobilité ni de la difficulté d’obtenir un logement adapté.

La vie indépendante et le statut social des personnes handicapées reposent sur le travail, explique Kaj Nordquist : « Surtout la question de celles qui sont au chômage. Même dans de bonnes conditions d’indemnisation, quelqu’un qui n’a pas de travail ne va pas bien. Beaucoup de personnes handicapées occupent un emploi sous-qualifié, et ça leur fait du mal. D’autres pourraient travailler, alors que notre société vieillit, mais elles restent à la maison et reçoivent de l’aide sociale, c’est bête ». Cette aide est pourtant très faible; côté revenu minimum d’existence la Suède est peu généreuse : « Les personnes handicapées reçoivent un subside économique en fonction du degré de leur handicap, environ 2.000 couronnes [220€] par mois exonérées d’impôt à la source », précise Kaj Nordquist. Une somme qui ne permet pas de mener une vie indépendante dans un pays dont les prix sont nettement supérieurs à ceux de la France. « C’est un savant calcul qui laisse un reste à vivre minimum, complète Maria Johannson. La structure très protectrice de cette aide sociale a été revue parce qu’elle n’incitait pas à travailler ». Par contre, un employeur peut recevoir 5.000 couronnes (545€) par mois pour financer une assistance à un travailleur handicapé sur son poste de travail. Cette somme est doublée lorsque la personne handicapée est son propre patron, en auto-emploi. L’État finance également les équipements nécessaires à l’adaptation d’un poste de travail, il n’existe pas de quota d’emploi. L’accès à la santé est le même pour tous, l’équivalent de la Sécurité Sociale étant acquis sans cotisation aux personnes qui ne travaillent pas et n’ont pas droit à l’allocation chômage, sans droits particuliers du fait du handicap.

Une accessibilité perfectible. Une agence d’État, Handisam, réalise des études et génère des règles d’accessibilité basées sur les principes de conception universelle (« design for all »), mais elles demeurent d’application facultative. En effet, les aménagements de voirie dépendent des municipalités qui adaptent les règles d’Handisam, ce qui fait que ces aménagements diffèrent d’une ville à l’autre. Handisam n’apporte d’ailleurs pas de conseil en matière de réalisations, chacune des agences d’Etat et des communes se chargeant de la mise en oeuvre. « Ce sont également les municipalités qui gèrent aides techniques et humaines », explique Birgitta Mekibes, chargée d’études chez Handisam. « Elles décident de leur politique en matière de transport et de logement adapté, complète Maria Johansson. La loi n’impose l’accessibilité au cadre bâti que depuis 1996. On construit encore des immeubles inaccessibles, tel le nouveau centre commercial Galerian en banlieue de Stockholm. » Par ailleurs, certains conducteurs de bus n’embarquent pas des personnes en fauteuil roulant, invoquant la sécurité ou d’autres raisons; l’accès se faisant par rampe manuelle, les chauffeurs ne quittent pas spontanément leur poste de conduite pour venir la déployer. Et les chiens d’assistance sont parfois refusés dans des commerces ou restaurants.

« L’hiver, c’est terrible, poursuit Maria Johansson. A Stockholm, les rues ne sont pas déneigées au sel mais au gravier, ce qui n’aide pas à circuler en fauteuil roulant. La neige n’est pas enlevée de la partie rampe des traversées piétonnes; et cela empire… Heureusement, les personnes en difficulté peuvent compter sur l’aide des piétons valides si elles la sollicitent. L’inaccessibilité n’étant pas une discrimination au sens légal du terme, les victimes n’ont aucun recours judiciaire et ne peuvent agir que médiatiquement, en alertant la presse et les associations. » Cela donne des résultats dans une société de consensus social, mais il y a toujours plus de problèmes à évoquer que d’oreilles attentives.

Pourtant, les associations sont en concertation permanente avec les autorités. Et chaque début juin, depuis 9 ans, ces associations organisent partout dans le pays des marches de protestation pour demander une accessibilité réelle dont les manquements seraient légalement sanctionnés. Saisi de la question, le Parlement a pourtant décidé de ne pas légiférer, le Gouvernement ayant invoqué le coût élevé qu’aurait représenté la nécessaire mise en accessibilité des universités fréquemment installées dans des bâtiments anciens.

Des règles d’accessibilité aux déficients sensoriels sont néanmoins établies pour la télévision, le cinéma, le théâtre, mais sans obligation de mise en oeuvre. Handisam publie ses audits depuis que le gouvernement est devenu conservateur (durant la longue période social-démocrate ces audits ne l’étaient pas).

Kaj Nordquist relativise : « Aujourd’hui, l’accessibilité à l’information est plus répandue, le monde est plus ouvert. Mais en dehors de cela, il n’y a pas grand chose d’adapté pour les aveugles en matière de loisirs, il y a des aides de l’État mais pas plus que dans les années 1970. Cette accessibilité concerne plutôt les autres handicaps. »

De fait, si les feux de circulation sont, pour la plupart, sonorisés, les bandes d’éveil de vigilance demeurent rares sur les trottoirs, les distributeurs automatiques de banque n’ont aucune adaptation pour les déficients visuels, et de nombreux « portiers » d’immeubles sont à défilement purement visuel. Quant à Handisam, « elle contrôle mais ne peut obliger », constate Birgitta Mekibes. « Il y a beaucoup de législation, laquelle est de bonne volonté, conclut Kaj Nordquist. On a beaucoup fait, mais beaucoup de personnes handicapées vivent encore à la limite de la société. Elles ne vivent pas, elles n’habitent pas comme les autres. Elles ne meurent pas de faim, mais elles ne sont pas vraiment inclues dans la société. »


Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2011.

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