L’Oeil et la Main, célèbre magazine de 26 minutes consacré aux Sourds et diffusé sur France 5, met en lumière un épisode extraordinaire de la guerre civile qui a déchiré la Lybie en 2011 : un groupe de Sourds vivant à Misrata (200km à l’est de la capitale Tripoli) a pris les armes et formé une brigade de défense qui a participé à la libération du territoire du pouvoir dictatorial du colonel Mouammar Kadhafi. Pour raconter cet engagement, le journaliste Daniel Abbou s’est rendu sur place en février dernier, pour rencontrer des miliciens fiers de ce qu’ils ont accompli : « Aucune armée au monde ne donne aux Sourds le droit de prendre des armes, explique-t-il. En Lybie, les Sourds ont pris leur destin en mains. » Daniel Abbou présente dans un reportage poignant ce qui a conduit des citoyens habituellement exclus de la société à prendre leur part dans une lutte armée contre la dictature. Un combat d’hommes qui ont laissé leurs femmes à la maison, tradition musulmane oblige.

« Il y a environ 250 adultes Sourds à Misrata, précise Daniel Abbou. La ville abritait la seule école spécialisée du pays. Mais il n’y avait pas d’association ni de communauté, ils étaient isolés. Ils se sont retrouvés lors d’une manifestation contre le régime, lors de laquelle un entendant a été tué d’une balle dans la nuque. Ça les a révoltés, ils ont voulu agir. Le contact avec leurs frères entendants les a entrainé dans la lutte. »

Le groupe s’est organisé autour d’un leader charismatique, Khaled, dont la femme avait failli être enlevée par des militaires alors qu’elle était enceinte, ce qui a précipité son accouchement prématuré d’un bébé handicapé. Ses frères participaient à la guérilla urbaine à Misrata, qui touchait tous les habitants et a fait de nombreuses victimes, Khaled les a rejoint avec d’autres Sourds. Mais le chef des brigades de Misrata leur a répondu qu’ils ne pouvaient pas faire la guerre, qu’ils devaient rester à l’arrière.

Alors ils ont organisé le ramassage des blessés et des morts, assuré le ravitaillement en munitions des combattants en première ligne, et c’est dans l’action qu’ils ont montré leur capacité à prendre les armes, par leur endurance et leur courage : ils ont formé la 3e brigade de Misrata, composée de Sourds assistés de leurs frères entendants pour assurer la communication avec les autres brigades. Et ils ont obtenu leur carte de combattant, marquée du mot « Rebelle », avec leur photo et le nouveau drapeau libyen. Quelques-uns ont même participé à la libération de Tripoli.

Daniel Abbou, qui est sourd, n’est pas revenu indemne de ce reportage : en effet, même si les combats sont désormais terminés, la 3e brigade n’a pas rendu les armes et continue à s’entrainer : « J’ai été effrayé, témoigne-t-il. Pour moi, la guerre ne veut rien dire au cinéma. Mais là, j’ai senti des vibrations effrayantes. Et eux aussi au début; après ils se sont habitués. C’est la première fois que j’affrontais un bruit aussi violent ! »

Avec lui, le téléspectateur part à la découverte de la « guerre adaptée » par les sourds : « Ils compensent par l’acuité visuelle et préfèrent combattre la nuit pour repérer la lueur des détonations. Ils opèrent en binôme avec un frère ou cousin entendant, et ont mis au point un code pour communiquer en opération, par le bruit en tapant sur le pick-up par exemple. »

Si un seul de ces combattants est mort, tous ont affronté des événements épouvantables : « En voyant leur regard, poursuit Daniel Abbou, j’ai perçu ce qu’ils avaient vécu. Mohamed m’a dit avoir ‘zigouillé’ une centaine de kadhafistes en 3 minutes. Mais sans sentiment de vengeance sur les entendants. » Que vont-ils devenir dans un pays qui cherche encore sa voie ? « Depuis la guerre, les Sourds sont considérés. Avant, on les traitait en débiles. Ils ont le projet de créer une association culturelle et sportive, dans la caserne qu’ils ont saisie et nettoyée. Mais ils n’ont pas de conscience politique : ces jeunes n’ont jamais connu le vote et la démocratie. Ils sont encore très fragiles humainement. Tout en ayant la même manière de voir la vie. » Quelques-uns travaillent dans la journée, puis participent la nuit au point de contrôle de la porte 3 de Misrata. Par souci d’assurer la sécurité et d’empêcher l’improbable infiltration de kadhafistes. Ils entretiennent leurs armes et en fabriquent, poursuivent l’entrainement militaire.

« Avant de partir, je m’inquiétais pour moi, reprend Daniel Abbou. Maintenant, je m’inquiète pour eux, si la guerre reprend. Ils ne rendront les armes que quand le Gouvernement sera stable et qu’ils auront confiance. » Sans attendre ce moment, ils ont déjà créé un nouveau signe pour désigner le pays pour lequel ils ont combattu, la Lybie, afin de « redonner sa valeur au peuple sourd. »

Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2012.


« La 3ème brigade », reportage de Daniel Abbou réalisé par Etienne de Clerck, sera diffusé sur France 5 dans l’émission L’Oeil et la Main, le lundi 9 avril à 8h25 et le samedi 14 avril à 22h30. A voir également sur le site web de l’émission à partir du 10 avril 2012.

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