L’Assemblée Nationale interdite aux personnes handicapées ! C’est ce qu’ont subi le 11 février dernier des manifestants aveugles ou paralysés, bloqués par des CRS lourdement harnachés et pour certains armés de mitraillettes : impossible, sauf à risquer des coups, d’aller déposer devant l’entrée du Parlement une gerbe « A la défunte loi du 11 février 2005 ». C’est sur le trottoir d’une place voisine que ces manifestants ont déposé leur gerbe, cernés par les forces de l’ordre… Pour leur part, les ministres chargées des Personnes handicapées ont ignoré la protestation nationale de près de 5.000 personnes handicapées ou valides, comme s’il elles leur disait : « libres à vous de manifester, on continuera à faire comme on veut ! ». Le précipice qui sépare les hommes politiques et la population concerne désormais aussi les personnes handicapées, comme le constate la récente enquête commandée par le Comité d’Entente des associations nationale de personnes handicapées, et que ne peuvent que déplorer deux dirigeants des principales associations de défense, la FNATH et l’Unapei.

Question : Arnaud de Broca, vous êtes secrétaire général de la Fédération Nationale des Accidentés du Travail et des Handicapés. Vous dressez un bilan assez rude de dix années de loi d’égalité des droits et des chances. Qu’est-ce qui a fonctionné dans cette loi, et qu’est-ce qui est resté sur le carreau ?

Arnaud de Broca : Ce qui a fonctionné, c’est qu’il y a une loi qui est quand même une grande loi de la République. Après c’est, comme toujours, son application. A mon avis, la loi a quand même engendré un certain souffle après 2005, mais est vite retombée. D’ailleurs, l’enquête IFOP montre que les élus notamment ont une méconnaissance des attentes et des besoins des personnes handicapées. C’est peut-être là le sujet principal. C’est comment on fait, au-delà des textes juridiques et de la loi qui existe, pour qu’un certain nombre de sujets puissent avancer concrètement et que les personnes handicapées puissent le sentir dans leur vie quotidienne.

Question : Justement, vous évoquez une enquête qui a été réalisée par l’IFOP pour les dix années de la loi d’égalité des droits et des chances et qui fait état d’un fort décalage entre la perception des personnes handicapées quant à l’évolution de leur vie quotidienne et le même regard que portent les élus qui ont mis en place les politiques en direction des personnes handicapées…

Arnaud de Broca : 
C’est l’un des points d’intérêts de cette étude; on voit à quel point les élus sont peut-être satisfaits de ce qu’ils font, parce qu’ils ont peut-être l’impression de mettre des moyens, de s’en occuper, etc. Mais c’est quand même en décalage avec les personnes handicapées qui ont besoin de sortir, d’aller à l’école, de travailler, de pouvoir vivre normalement. La politique publique et des élus qui parfois « saucissonnent » un peu les problèmes est complètement en décalage avec les attentes. C’est ce que montre en partie cette étude, cette incompréhension majeure entre les élus et les personnes handicapées. Ce qui ne veut pas dire que tous les élus sont dans le même panier, que tous les élus n’ont pas conscience de ce qu’il faut faire. Je pense qu’il y a à travailler sur cette connaissance de la loi, puisque l’étude montre aussi qu’il y a un nombre important d’élus qui ne connaissent pas cette loi, qui ne la voient que comme des freins à leur activité, au développement de leur commune : comment on fait pour que tous les élus sentent qu’intégrer des personnes handicapées, travailler pour que des personnes handicapées puissent être intégrées dans la société, c’est leur obligation, ça fait partie de leur devoir d’élu ?

Question : Pour autant, vous n’évoquez pas un retour de politique discriminatoire du fait de ce décalage entre la population générale et, à part, la population des personnes handicapées…

Arnaud de Broca : Discriminatoire, non, parce que je pense justement que les personnes handicapées font l’objet de nombreuses discriminations. En termes de politique publique, l’idée de se dire qu’il faut aller vers l’inclusion, c’est-à-dire prévoir un volet handicap dans chaque projet de loi ou chaque mesure prise par un élu local, à mon avis est une bonne mesure. Par contre, il faut que ce soit vraiment appliqué, comme souvent avec ces questions-là. On peut se dire qu’il y a un volet handicap dans chaque projet de loi; le bilan que j’en tire pour le moment dans les projets de loi récents même importants, c’est qu’il y a eu quelques « mesurettes » sur la loi retraite, sur la loi santé il n’y a quasiment rien mais il va peut-être y avoir des choses, mais ce n’est pas pensé en amont et c’est là le problème. Avoir une véritable politique d’inclusion, c’est vraiment se dire en amont quand on prépare un projet de loi ou une mesure d’un conseil municipal, quand on va faire des travaux, se dire pour les personnes handicapées : « Est-ce que j’ai besoin de faire quelque chose en particulier ou pas ». Ce n’est pas de la discrimination, c’est vraiment se dire : « Est-ce qu’on peut avoir des politiques particulières pour les personnes handicapées s’il y a besoin », car il n’y a pas toujours besoin.

Question : Christel Prado, vous présidez l’UNAPEI, personnes handicapées mentales, familles et amis. Vous dressez un véritable réquisitoire de dix années d’application de la loi d’égalité des droits et des chances, 1.500 enfants déportés en Belgique, 13.000 enfants, jeunes et adultes sans solution éducative. Cette loi n’a servi à rien ?

Christel Prado : Elle a servi au moins à donner une définition de ce qu’étaient les personnes handicapées en France, et ça c’est important. Avant, elles étaient confinées dans l’espace maladie, aujourd’hui la définition est sociétale. Du coup, cela nous donne un levier pour agir. Cette loi a rassemblé l’ensemble les forces de la Nation y compris forcément la société civile sur des axes politiques essentiels à développer. Là où je fais effectivement un réquisitoire à charge, c’est que les gouvernants, plus on s’éloigne du moment où la loi a été promulguée, pire c’est. Ils ont totalement oublié pourquoi et comment avait été écrite cette loi. Ils ont oublié que cette loi était une loi phare pour l’ensemble de notre société, et aujourd’hui on va faire un petit bout de loi pour les personnes âgées, comme si la problématique des personnes âgées était totalement différente de celle des personnes en situation de handicap. On segmente les populations pour mieux les opposer et pour ne pas répondre à ce qui est un enjeu essentiel pour une Nation, c’est-à-dire le vivre ensemble.

Question : A quoi attribuez-vous cette segmentation ? A une inconstance des dirigeants politiques de ce pays du fait d’une alternance politique, ou à une incapacité des associations de défense des intérêts des personnes handicapées à réellement agir et intervenir sur ces politiques ?

Christel Prado : Alors là, vous me posez une sacrée vraie question ! Nous sommes toujours très mobilisés, et comme je le disais non pas uniquement sur l’aspect revendicatif, mais quand nous croyons à quelque chose, nous mettons tout en oeuvre, y compris en construisant nous-mêmes des solutions, pour que ça puisse voir le jour. Là où nous sommes déçus, c’est que l’ambition de cette loi nécessitait d’y travailler ensemble, d’y construire ensemble. Et on est encore quelque part, sans que nous le voulions, dans une guerre de tranchées. C’est-à-dire qu’on nous renvoie à une réalité budgétaire que tout le monde connaît, mais l’accessibilité à tout pour tous ce n’est pas l’accessibilité à tout pour les personnes handicapées, c’est pour tout le monde. Donc cet investissement vaut pour l’ensemble de nos concitoyens. Le fait de grandir ensemble, ce n’est pas bon uniquement pour les personnes handicapées, c’est bon pour tous, c’est ce que fait la Finlande qui est en tête des études PISA alors que la France décroche. Nous ne sommes pas en train de vendre du rêve, nous vendons, si je puis dire, un projet politique et social dont les politiques n’ont pas aujourd’hui la volonté de s’emparer. Pourquoi ? C’est un grand mystère pour moi. Je crois qu’ils ont une vision tout à fait court-termiste et qui va à l’encontre de l’intérêt de l’ensemble nos concitoyens.

Question : De l’ensemble de nos concitoyens, cela veut dire que dans votre esprit il y aurait un décrochage entre les politiques et la population, et pas uniquement une discrimination des personnes handicapées et de la politique dans leur direction pour rétablir l’égalité avec la population générale ?

Christel Prado : 
Ce n’est pas uniquement moi qui le dis. De nombreuses études depuis de nombreuses années montrent ce décrochage et ce manque de confiance de l’ensemble des Français vis-à-vis de la classe politique. Il me semble que le dialogue avec la société civile que nous représentons est un élément fondamental de la reconstruction de la confiance. Au mois de juin dernier, le Conseil Economique, Social et Environnemental a rendu un avis sur la société inclusive. C’est un avis qui avait été demandé par le Gouvernement : 37 préconisations où le Medef et la CGT étaient d’accord, ce n’est pas un petit exercice facile, je peux vous le dire, je suis le rapporteur de cet avis. Eh bien, Manuel Valls dont le prédécesseur avait demandé ce travail au CESE n’en a tenu aucunement compte ! L’ensemble de la société civile se met d’accord, l’ensemble des forces vives de notre pays se met d’accord, et le politique n’en fait rien. La réalité, elle est là.


Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2015.

Pour leur part, les deux ministres chargées des Personnes handicapées, Marisol Touraine et Ségolène Neuville, ont répondu le 11 février dernier aux questions de Laetitia Krupa, journaliste de France 5 pour Médias Le magazine, à la fin de leur visite de la consultation « futurs parents handicapés » de l’Institut Mutualiste Montsouris (Paris 14e).

Marisol Touraine :
 Il n’y a pas de recul. La réalité c’est que la loi de 2005 est une grande loi qui n’a pas bénéficié des moyens nécessaires. Et lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités en 2012, nous avons dit qu’il ne serait pas possible de faire en deux an et demi ce qui n’avait pas été fait préalablement. Aujourd’hui, il y a différents enjeux dont celui de l’accessibilité, c’est à cela que vous faites référence mais la loi ne porte pas uniquement sur cela. Et en matière d’accessibilité, il n’y a pas de recul. Il y a simplement la volonté d’être pragmatique et de dire, soit on considère que les règles qui ont été fixées doivent absolument être atteintes en temps et en heure et on constatera à ce moment-là qu’elles ne le sont pas et on fait quoi ? Ou on dira : l’accessibilité n’est pas au rendez-vous. Soit on se donne les moyens de faire en sorte que l’accessibilité soit effectivement au rendez-vous, en négociant avec chacun des partenaires un petit délai supplémentaire pour réaliser les travaux nécessaires. Et c’est donc dans cette démarche qui impose la mise aux normes, qui fixe l’objectif de l’accessibilité mais donne des moyens de temps, un an, deux ans, trois ans selon les interlocuteurs, permet de garantir l’effectivité des travaux. Nous souhaitons nous mobiliser, Ségolène Neuville le dira, elle se mobilise beaucoup, elle se déplace beaucoup en général mais autour de cet anniversaire en particulier, à la fois pour saluer une grande loi mais aussi pour mobiliser dans sa mise en oeuvre.

Laetitia Krupa : Dix ans plus tard, on en est là, on relance une campagne de communication pour le printemps pour mobiliser sur des indications qui datent d’il y a dix ans ?

Ségolène Neuville : La réalité, c’est que la loi prévoyait effectivement la mise en accessibilité pour 10 ans plus tard. Mais pendant 10 ans, il n’y avait rien de prévu dans la loi pour qu’il y ait un suivi ou un accompagnement. C’est ça qui a finalement été constaté dans tous les rapports parlementaires qui ont été faits à partir de 2012. Donc ce suivi et cet accompagnement, c’est ça que nous mettons en place maintenant, et c’est la raison pour laquelle d’ici septembre 2015 l’ensemble des établissements recevant du public vont devoir, en fait, remplir un document de programmation, donc ils vont s’engager dans la démarche d’accessibilité. Alors bien sûr tous les travaux ne seront pas réalisés d’ici le mois de septembre, mais en revanche tout le monde aura dû remplir un document de programmation et dire d’ici un an « je ferais ceci, d’ici deux ans je ferais ceci », etc. Et ça c’est une énorme avancée, c’est ce qui a manqué à la loi de 2005.

Laetitia Krupa : Vous savez que les associations se mobilisent aujourd’hui dans toute la France ? Pourquoi ? L’impression qu’il y a un hiatus entre votre discours et…

Marisol Touraine : 
Non, il n’y a pas de hiatus. Les associations, elles sont aussi là pour aiguillonner, pousser, demander. Je le comprends parfaitement. Dire « il y a une loi qui a porté nos espoirs, on s’est aperçu sans doute trop tard les moyens nécessaires à la mise en place de la loi n’avaient pas été au rendez-vous », et donc les associations sont dans leur rôle, celui de la mobilisation, de la demande, et nous nous sommes là pour dire « effectivement, tout ne va pas comme cela devrait aller » parce qu’on ne va pas faire un constat de « tout va parfaitement bien dans le meilleur des mondes » et nous nous engageons, nous nous impliquons, parce que l’insertion, l’inclusion des personnes handicapées dans la société est évidemment un enjeu. C’est l’accessibilité mais ce n’est pas seulement ça, c’est des choses comme ce que l’on a vu ici, c’est-à-dire des consultations dédiées et ça…

Laetitia Krupa :
 Unique en France !

Marisol Touraine : Oui pour la gynécologie, mais il y en a dans d’autres disciplines, les choses avancent. On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, voyons les deux; c’est-à-dire voyons ce qui a été fait, saluons la mobilisation des acteurs parce que si on dit que tout va mal, alors on ne reconnaît pas le travail qui a été réalisé par des équipes comme celles qui sont ici, et en même temps ne pas en rester là et voyons ce qui reste à faire et retroussons-nous les manches ensemble pour aller de l’avant, avancer en matière de santé mais aussi évidemment en matière d’éducation, de formation, d’emploi, il y a beaucoup de domaines qui sont concernés, et en matière d’accessibilité.

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