Il y a eu dans ma vie politique un avant et un après la politique du handicap, un avant et un après la loi de 2005. Je faisais de la politique comme on fait de la politique, qu’on a été élu local, que l’on devient député, qu’on est à la commission des finances, on fait son travail, on s’intéresse beaucoup à tout ça. On est dans un mouvement, dans un ensemble, dans une Assemblée. Et quand Jacques Chirac m’a demandé, par Jean-Pierre Raffarin interposé, de reprendre le projet qui était en cours d’examen et de construction en vue de la loi du 11 février 2005 d’égalité des droits et des chances, la participation et de la citoyenneté des personnes handicapées, je me suis brusquement trouvé immergée dans des sujets, des considérations et dans un réseau d’interlocuteurs que je ne connaissais pas. L’immense avantage d’une situation quand on n’a pas de formatage intellectuel ou technique, c’est qu’on est obligé, à moins d’être complètement doctrinaire ou gourouisé par quelqu’un, de s’en remettre au bon vouloir de ses interlocuteurs qui étaient en l’occurrence les associations, un peu les administrations aussi, mais globalement les associations de personnes en situation de handicap qui ont bien voulu prendre de leur temps pour expliquer à la nouvelle secrétaire d’État de l’époque, tout simplement pourquoi ils étaient mus par l’intérêt général dans cette politique là, qui ils représentaient, ce qui les préoccupaient, ce qui marchait et ce qui ne marchait pas.

Pour m’amener à comprendre des choses que j’ignorais. Il y a eu dans cette période des interlocuteurs particulièrement marquants pour des raisons différentes, certains étaient de sacrés partenaires sociaux, durs en affaires, ça ne rigolait pas, et j’avais intérêt à faire un travail sérieux sinon je me retrouvais avec des articles de presse impossibles. Quand je dis que c’étaient des négociateurs, je pèse mes mots. Je pense à Marie-Sophie Dessaulle qui présidait à l’époque aux destinées de l’Association des Paralysés de France, elle n’avait juste aucun humour sur le sujet; elle attendait du membre du gouvernement qu’elle avait en face d’elle qu’il se prononce, qu’il fasse des choix, qu’il aille le plus loin possible et ça ne rigolait pas. C’était un peu la même chose avec la FNATH, je me souviens de communiqués de presse vengeurs quand on n’avait pas été clairs où allés assez loin.

Ensuite, j’ai rencontré d’autres interlocuteurs qui n’ont emmené dans leur monde, dans leur univers, au sens de comprendre l’histoire de personnes, de familles qui se retrouvaient avec un enfant handicapé, qui se retrouvaient elles-mêmes en situation de handicap. C’était par exemple le cas pour les sourds signants, pour les personnes traumatisées crâniennes, pour les personnes handicapées psychiques. Nous avons noué là des relations à la fois humanistes, mais aussi intellectuelles, parce qu’il s’agissait de comprendre.

À partir de là, cette histoire, cette expérience s’est traduite en un certain nombre d’intuitions principielles, que j’ai clarifié en fonction de la marge de manoeuvre qui était la mienne. Je peux dire qu’elle a été relativement importante parce qu’on était chantier présidentiel, il fallait mener à bien ce texte de loi et le faire adopter. Si j’avais été secrétaire d’État au budget, je ne suis pas sûre que j’aurais eu la même marge de manoeuvre. Parmi ces éléments principiels, quelques points de repère me marquent encore aujourd’hui et font partie de convictions qui sont ancrées dans mon parcours politique, dans mon histoire personnelle.

Le premier d’entre eux, c’est qu’une politique en faveur de nos compatriotes en situation de handicap n’est pas une politique sociale. C’est une politique d’égalisation des chances, sur la citoyenneté, c’est une politique sur tout ce qu’on peut imaginer, mais pour moi ce n’est pas une politique sociale même si naturellement il s’agit de parler de la situation de vie des personnes et que cela intéresse leur situation sociale. On ne fait pas une politique en faveur des personnes situation de handicap comme on fait une politique en faveur des plus pauvres et des plus démunis, ce n’est pas la même histoire, ce n’est pas le même chemin. Le deuxième élément, c’est que personne d’autre qu’elles-mêmes ne savent ce qu’il leur faut. Chaque fois que l’État surplombant, le système dominant se met à la place des personnes, se substitue aux personnes handicapées pour normer des éléments de réponse, chaque fois on part dans le décor. Je ne dis pas que ce n’est pas efficace, mais fondamentalement c’est entaché de doute parce qu’il y a un effet de substitution qui est complètement contraire à l’essence même de ces politiques dont je dis toujours qu’elles sont ascendantes, qu’elles partent nécessairement de la personne au sens le plus large du terme, la personne toute seule, augmentée de ceux qui l’accompagnent, de sa famille le cas échéant, de toutes sortes d’autres personnes qui font société avec elle.

Il y a une très forte dimension projective dans ces politiques, au sens de « projet de vie ». On peut le voir comme une facilité d’expression, mais il est en fait une des clés de cette égalisation des chances et pour la pleine participation des personnes en situation de handicap. Ce n’est pas simplement « de quoi avez-vous besoin » mais c’est « que voulez-vous faire? ». Ça me paraît être à l’opposé de ce que classiquement on va pouvoir envisager sur une politique sociale. Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, mais ces éléments principiels sont ce que j’ai compris de ce que devait être cette politique. Et en extrapolant, qu’on pourrait peut-être amener à la protection sociale dans son ensemble. J’ai toujours dit que c’était des politiques laboratoires au sens où elles sont la fabrique d’innovation sociétale à la condition que le système dominant condescende à essayer d’y comprendre quelque chose, à se transformer un peu, et à imaginer que ce ne soit pas simplement contingent ou subsidiaire, mais extrapolable. Je continue de m’interroger sur les transferts que l’on pourrait effectuer de ce champ-là vers d’autres champs.

2005-2018, on se retrouve treize ans plus tard et on regarde. Evidemment, parce qu’on est optimiste, on ne peut pas nier que les choses se font, on ne peut pas nier l’évolution du corps social, à l’école, dans l’emploi, c’est rebattu dans toutes les conférences politiquement correctes. La situation est meilleure sur certains sujets. Et pourtant on a une espèce de fichu plafond de verre, et très épais. Pour arriver à s’arracher d’une espèce de déterminisme sociétal, social, organisationnel et administratif, il y a quelque chose qu’il faut dynamiter, faire céder, parce que le système s’est mis en mode reproduction. Il a oublié, perdu de vue une partie du sens que le législateur avait porté dans les textes. Il a peaufiné la réponse, s’est sophistiqué sur plein de domaines très administratifs, autour des questions d’évaluation, de normes, mais sans jamais changer de paradigme comme le lui suggérait le législateur avec ses principes d’égalité, de participation, de citoyenneté, etc. On peut le comprendre, c’est plus simple de reproduire ce que l’on fait déjà que d’inventer autre chose, mais aussi parce que je pense que le politique – je ne veux être désagréable avec personne car je ne vise, à dire vrai, personne – sur ces politiques s’est mis en vacance. Au sens de la vacance, le vide. C’est sévère, beaucoup a été fait dans le domaine de l’emploi, l’accès aux soins, mais ce sont des améliorations incrémentales. C’est-à-dire qu’on a pris le système et on l’a poussé un peu plus loin ici, un peu moins loin là. Or, ce dont je parle c’est d’insuffler à cette politique treize ans après, dans l’environnement d’une société qui se pose d’autres questions, qui a d’autres exigences, d’autres attentes, qui bouge, qui évolue, d’insuffler la genèse d’une politique qui pourrait faire exploser le plafond de verre.

Pour cette 500e édition du magazine Yanous, c’est ce que j’ai envie de vous livrer. Mon interrogation, ma mobilisation militante où je suis aujourd’hui, c’est de me demander comment je peux contribuer avec la CNSA à jouer les influenceurs, pour regarder sur quelle base, avec quelles lignes de force un souffle politique pourrait revisiter le corpus que nous a livré le législateur de 2005 et qui a atteint ses limites. Il faut avoir le courage de revisiter ses déterminants, ses fondamentaux, ses éléments de principe, parce que pire encore que la vacance, il y a la perte de repères : aujourd’hui, quand on dit compensation, ressources ou accessibilité, j’aimerais savoir ce que ça signifie pour nos décideurs politiques. Voyez la compensation, c’est un droit compliqué qui prend plein de temps à un organe qui s’appelle la MDPH en posant des tas de questions existentielles aux départements, c’est quoi ? Une source d’ennuis, on se demande bien qui sont les dingues qui ont eu l’idée d’imaginer un truc pareil, j’essaye d’imaginer, je fais de la provocation. Est-ce que c’est simplement faire que la personne ait son fauteuil, son chien d’assistance, son logiciel en braille, ou est-ce une réponse personnalisée, intelligente, contextualisée, pour la participation et l’expression d’une citoyenneté ? Qu’est-ce que veut dire « les ressources d’une personne en situation de handicap » ? De quoi on parle, d’un minimum social ? D’un mécanisme anti-pauvreté ? Ou on parle d’un mécanisme d’égalisation des chances ? Ce n’est pas du tout la même gymnastique intellectuelle, ça n’attend pas la même réponse, le même dialogue, la même mise en intrigue politique si c’est l’un ou l’autre,

Il ne m’appartient pas là où je suis maintenant de dire ce que ça doit être. Je sais ce que j’ai voulu, porté à l’époque, ce à quoi je me réfère. J’ai parfois le sentiment que c’est plus flou, plus vague chez mes interlocuteurs d’aujourd’hui. Après, il y a des choix politiques à faire, on peut dire « le législateur de 2005 avait tout faux, c’était un doux rêveur, et puis c’était une autre époque », mais la question est là : c’est ça, ou autre chose ? Pour moi, la politique du handicap doit affirmer sa spécificité. C’est une vision de la société, c’est complètement politique, mais si ce n’est pas le cas, c’est une politique qu’on confond, qu’on assimile, qu’on amalgame, qu’on aligne. C’est pour cela que j’invoque des éléments de principe. Pour la politique du handicap, les ressources fiscales sont affectées, c’est totalement dérogatoire au principe de non-affectation de l’impôt. Avec quand même des coups de canifs majeurs, je vous l’accorde. Là, le politique est allé loin, il a entrevu un modèle de protection sociale extrêmement innovant, mais il a été rattrapé par la patrouille, le temps et la vacance politique, l’absence de pilotage, d’investissement politique au sens de « que veut-on, comment fait-on vivre cela, qu’est-ce qui a changé treize ans plus tard, n’est plus supportable ? » Une politique peut convenir que certaines choses ne sont pas atteignables en l’état, mais le pire, c’est quand elle les ignore.


Marie-Anne Montchamp, présidente de la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA), décembre 2017.

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