Une salle claire, le soir, dans un quartier de l’est parisien; en cercle, sept travailleurs handicapés et un modérateur qui les interroge et relance la discussion. Les salariés ont entre 5 et 10 années d’expérience professionnelle depuis la survenue de leur handicap. Passés les premiers instants, la parole se libère : « Le travail, c’est l’intégration, la santé, notamment morale, l’argent, la passion ». Même si à cause de son handicap on n’a pas pu faire ce que l’on voulait. Le travail, c’est également « s’investir sur un projet commun; il représente une grande partie de notre vie, c’est un investissement personnel, il nous fait jouer un rôle dans la société en créant une interdépendance, permet de participer à la vie de l’entreprise, à la vie sociale, et de préparer son avenir ».
Pour parvenir à travailler ou à retravailler après le handicap, le parcours n’a pas toujours été simple : « J’ai rencontré beaucoup de problèmes dans le cadre scolaire, explique une jeune femme sourde. J’ai tenu tête, j’ai obtenu un B.T.S, je serai sortie avec un B.E.P si j’avais écouté les professeurs. Je voulais devenir pilote d’avion mais c’était impossible. Actuellement, mon mari me pousse à passer mon brevet de pilote privé ». « Quand j’étais pilote, affirme un instructeur d’Air France, j’étais en vacances tous les jours ». Jusqu’à l’accident d’avion qui l’a rendu paraplégique et l’a conduit à se reconvertir… dans l’aviation ! « J’ai eu du mal à trouver un emploi de coursier, affirme un homme amputé fémoral. Je veux être taxi, mais je ne dispose pas d’un véhicule aménagé, je ne fais pas ce que j’ai envie de faire. Je suis payé à la tâche et je bosse ». « Je travaillais en 3/8, raconte un agent administratif, et je n’aimais pas mon travail d’informaticien. Le handicap m’a permis de changer d’activité ».
Le travail a également un poids, celui de la fatigue : « On est obligé d’être plus attentif pour comprendre nos interlocuteurs, déclare une jeune femme sourde. Cela engendre une fatigue du fait des efforts que l’on déploie ». Un responsable des ressources humaines, très malvoyant, est obligé de recomposer tous les textes qu’on lui transmet afin de pouvoir les lire : « Cela constitue une fatigue permanente et apporte de l’ennui dans le travail, par son côté rébarbatif ». « Je suis tributaire du temps, précise le coursier, du fait de mon métier, mon employeur est conciliant, heureusement, en ce qui concerne la fatigue ». Pour se reposer, les jours de récupération (R.T.T) sont diversement appréciées : « J’ai deux enfants, cette année les R.T.T ont couvert les journées de grève, c’est un petit plus mais je n’en profite pas ». « J’aime bien travailler, on peut mettre les R.T.T sur un compte épargne temps, je préférerais les monnayer plus tard ». « Je cumule les R.T.T pour me reposer le week-end ». « C’est assez compliqué de décoller de mon travail, souvent ce n’est pas possible ». « Je subis beaucoup de fatigue physique, je prends des jours pour me reposer ».
Recrutés en pleine connaissance de cause, le handicap de ces travailleurs n’est pas forcément pris en compte dans l’entreprise : « Au bout de trois ans et demi de bataille, explique une employée handicapée motrice à la S.N.C.F, j’ai obtenu un stationnement réservé. Les locaux sont mal adaptés, ça nuit à l’intégration. Je travaille à la Gare du Nord, le responsable handicap est installé dans un bureau au quatrième étage, sans ascenseur. ». « Il est difficile de me faire intégrer dans le foyer, relate une animatrice sourde en centre spécialisé, je suis perçue comme un surpoids de travail. Mes collègues ne l’ont pas fait sentir directement mais, en fin de période d’essai, certains ne voulaient pas que je reste, invoquant la sécurité du foyer ! Moi, j’ai envie d’être à la hauteur, je fais plus d’efforts. Mais j’ai subi des réflexions : elle n’entend rien, elle est sourde« . « Au début, complète une employée sourde chez Air France, les collègues semblent comprendre, mais en fait, pas. Et quand on demande de répéter une blague à deux balles, pour rire comme eux, c’est l’incompréhension. Je subis des moqueries mais pas de reproches directs, des plaisanteries désagréables. Il est difficile de faire comprendre un handicap à quelqu’un qui n’est pas concerné. Si on demande à quelqu’un de répéter, ce n’est pas une question d’intégration »… « Les gens sont égoïstes, poursuit l’employé de la Croix Rouge, ils font croire qu’ils intègrent, qu’il n’y a pas de difficulté. Mais quand il y a un souci, ils font remonter le handicap et on est souvent jugé par des gens inférieurs à nous sur le plan professionnel. Mon embauche a été mal vue par certains. Des gens qui ont 25 ans de boîte n’acceptent pas qu’un handicapé soit plus performant qu’eux ».
Les conséquences quotidiennes du handicap se retrouvent également dans le cadre professionnel : « Je suis comme un analphabète face à la lecture, enchaine le cadre malvoyant. Les gens ont tendance à oublier que je suis malvoyant. Je me déplace seul mais je ne vois pas les détails; alors je prends les devants, avec humour, pour ne pas mettre mal à l’aise. C’est une vie de comédien, je me force à regarder en face alors que c’est là que je vois le moins ! Il y a une incompréhension lorsque je ne reconnais pas des gens dans le couloir ou dans la rue. Mais je me sers aussi de ma malvoyance pour déstabiliser les candidats lors d’un entretien »… « Le négatif au travail, comme dans la vie, c’est l’accessibilité, poursuit l’instructeur pilote de ligne. Après l’accident, j’ai subi la hantise de retrouver la vie sociale. Je me suis forcé à sortir dans des lieux d’affluence pour analyser le regard des autres. Quand j’ai été embauché, j’ai joué sur l’humour pour mettre à l’aise mes collègues de travail. J’ai reçu de l’aide spontanée. Des pilotes ne croient pas que j’étais pilote, parfois on me prend de haut; alors j’explique par l’exemple ce qui conduit à l’accident. Parfois, c’est un petit combat : le professeur doit faire la démonstration, le handicap me rehausse dans mes compétences et aujourd’hui, je fais plus de choses qu’avant ». « Il y a un manque de tolérance des autres, complète l’employée sourde d’un foyer. Je ne mange pas à la cantine, il y a trop de bruit, il est impossible de se comprendre et de se reposer; alors on me dit tu t’intègres pas au groupe, alors que c’est le groupe qui n’intègre pas le handicap ».
Le handicap est également vécu comme une force, un plus particulier : « À la S.N.C.F, je participe à la vie associative de l’entreprise, je suis déléguée du personnel, et dans mes fonctions je facilite la vie des conducteurs de train ». « Ça se passe très bien, dit le coursier. Tout est dans le mental, la relation avec ma fille m’a aidé. Je n’ai personne dans mon dos, pas de contrainte. J’ai un projet professionnel, je n’ai pas besoin de m’intégrer, on ne voit pas mon handicap ». « À terme, poursuit l’instructeur, je rempilerai comme pilote d’avion pour des causes humanitaires ». « On a subi un choc psychologique, estime l’agent administratif, on a un regard différent, on réagit de manière plus approfondie. Je suis parti au travail avec le dos bloqué, j’en ai tiré une certaine fierté, je ne voulais pas voir un médecin ». « Je plains celui auquel il n’est rien arrivé, affirme le cadre en ressources humaines. Comment progresser alors, se dépasser ? ».
Les travailleurs handicapés doivent affronter les idées toutes faites, l’image répandue dans les médias et l’opinion : « Ils sont lourds à gérer, c’est compliqué ». « Une personne handicapée, c’est anxiogène, cela fait du travail en plus ». « Je demande des travailleurs à 150 %, il y a refus d’embauche du risque d’absentéisme ». « L’employeur a un a priori sur la capacité du travailleur. On demande une rentabilité très élevée, être très performant ». « Il faut se battre en permanence, faire ses preuves, être sur des charbons ardents ». « Se forcer à travailler ». « Pour être accepté, il faut être meilleur que les autres ». « Il y a deux cécités : l’handicapé est incompétent… ou n’a pas de limites. On en fait une nouvelle quête d’image, embaucher, ça fait bien ! ». « On entend la même chose avec les femmes »… « Il y a un dogme de l’embauche : femmes, travailleurs handicapés, banlieue ». « Les problèmes sont plus dans la vie quotidienne que dans le travail : le stationnement au pied de l’immeuble, les problèmes avec les voisins ».
L’égalité de traitement reste à conquérir pour ces travailleurs qui se doivent d’être exemplaires, meilleurs que les autres, ouverts et sympathiques, tout en laissant les séquelles de leur handicap à la porte de l’entreprise…
Laurent Lejard, octobre 2006.
La synthèse de cette enquête qualitative réalisée en septembre 2006 auprès de salariés répartis en trois groupes (moins de cinq années d’expérience, de 5 à 10 ans, plus de 10 ans), est consultable sur le site de l’Agefiph.