Afin de débloquer la construction de 20.000 logements aux surfaces trop petites pour qu’ils soient mis en accessibilité, l’ensemble des constructions neuves risque prochainement d’avoir le droit de déroger à l’accessibilité : « Un décret en Conseil d’État, pris après avis du Conseil national consultatif des personnes handicapées, fixe les conditions dans lesquelles des mesures de substitution peuvent être prises afin de répondre aux exigences de mise en accessibilité prévues à l’article L. 111-7, lorsqu’il est apporté la preuve de l’impossibilité de les remplir pleinement, en raison de contraintes de conception découlant notamment de l’implantation du bâtiment, de l’activité qui y est exercée ou de sa destination ». Cette disposition constitue l’article 14 de la proposition de loi tendant à améliorer le fonctionnement des Maisons Départementales des Personnes Handicapées et portant diverses dispositions relatives à la politique du handicap, qui sera débattue le 24 juin prochain. Si cet article est adopté, l’ensemble des nouveaux locaux d’habitation, établissements recevant du public, installations ouvertes au public et lieux de travail pourraient être construits sans aucune accessibilité ! En effet, on imagine mal quelles pourraient être les « mesures de substitution » à un immeuble de logements inaccessible : une toile de tente sur le parking, peut-être ? Et laisser le soin à l’Administration et au Gouvernement de boucler cette mesure par décret annonce une véritable catastrophe.
L’auteur de ce véritable coup tordu (quatrième tentative en quatre ans d’introduire de telles dérogations) est le sénateur des Pyrénées-Orientales Paul Blanc, considéré par beaucoup comme un défenseur de l’intégration et des droits des personnes handicapées. C’est oublier un peu vite que ce dernier souhaitait, dans une autre proposition de loi déposée en mai 2003, supprimer purement et simplement l’Allocation aux Adultes Handicapés pour renvoyer tout le monde au RMI ! On peut d’ailleurs s’interroger sur sa connaissance réelle du sujet quand il prend comme argument un propos de son collègue rhodanien Jean-Pierre Vial pour affirmer lors des débats (assez surréalistes) de la Commission des affaires sociales du Sénat, le 9 juin dernier, qu’il est inutile de mettre en accessibilité un centre de canoë-kayak : « A quoi bon l’adapter aux personnes handicapées, alors que l’on sait très bien que des impératifs élémentaires de sécurité leur interdisent de faire du canoë-kayak ? ». Paul Blanc aurait mieux fait de s’informer auprès de la Fédération Française de Canoë-Kayak…
Paul Blanc oeuvre manifestement au service d’un Gouvernement empêtré dans ses multiples échecs dans l’introduction de dérogations : le premier avec un décret manifestement illégal, en mai 2006, qui réduisait le champ de la loi et a finalement été annulé par le Conseil d’Etat en juillet 2009, le second en décembre 2009 sur la loi de finances rectificative pour 2009, censurée par le Conseil Constitutionnel, le troisième à l’initiative de plusieurs députés lors du débat relatif à la loi du Grenelle II. On pourrait également ajouter la publication d’un autre décret illégal, en octobre 2009, qui autorise des dérogations à l’accessibilité des locaux professionnels neufs qui n’ont pas été prévues par la loi; ce texte est frappé d’un recours en annulation auprès du Conseil d’Etat.
Si les lobbys de la promotion immobilière et du bâtiment ont fortement pesé sur l’action du Gouvernement, les maladresses de celui-ci lui ont fait perdre la face et il n’est plus capable d’imposer seul l’inacceptable. Il a donc trouvé son Chevalier Blanc, le héros défenseur des personnes handicapées : portées par le sénateur Paul Blanc, les nouvelles dérogations ont de grands risques d’être votées par le Parlement, ce qui renverrait la France 35 années en arrière : ni le législateur de 1975 (loi d’orientation), ni celui de 1991 (loi Gillibert sur l’accessibilité) ont accepté qu’il soit possible de construire sans accessibilité. Et c’est ce que l’on demande au législateur de 2010 d’approuver, en sanctuarisant la discrimination et l’exclusion du handicap. Certainement pour servir « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » proclamées en exergue de la loi du 11 février 2005.
Perles de Sénateurs. Quelques propos tenus par les sénateurs réunis le 9 juin en Commission des affaires sociales valent d’être relevés, sans commentaire :
Au sujet de l’adaptation des émissions télévisées aux déficients auditifs et visuels :
André Lardeux : Enfin, qui paiera les frais occasionnés par l’obligation faite aux prestataires d’offrir gratuitement les services destinés aux malvoyants ?
Paul Blanc : Les prestataires eux-mêmes.
André Lardeux : Ce ne sont pas des philanthropes, ils en répercuteront le coût sur les abonnements.
Isabelle Debré : Est-il légitime d’imposer à des entreprises de fournir gratuitement certains services aux personnes handicapées ? Quel en serait l’impact financier ? […] Vous connaissez mon attachement à la cause des handicapés, mais je ne pense pas que le législateur ait le droit d’obliger une société privée à fournir gratuitement des services; il ne peut que l’y inciter.
Sur les dérogations à l’accessibilité :
Paul Blanc : Il ne s’agit pas d’introduire des dérogations […] Il en va de même pour les centres de vacances, occupés trois mois dans l’année. Il n’est pas forcément nécessaire que toutes les chambres soient adaptées. La recommandation est de tabler sur la capacité d’un bus.
Colette Giudicelli : Dans ma commune, on imposait auparavant aux promoteurs de prévoir dans chaque immeuble deux appartements adaptés. Ils se plaignaient du coût : il faut faire, par exemple, des ascenseurs plus larges. Or, nous avons constaté qu’il était beaucoup moins onéreux de prévoir une montée spécifique pour trois ou quatre appartements réservés aux handicapés. D’ailleurs, les handicapés moteurs adultes nous disent souvent qu’ils préfèrent rester entre eux.
Paul Blanc : J’en discutais avec [le sénateur] Jean-Pierre Vial, qui me disait avoir inauguré un centre de canoé-kayak : à quoi bon l’adapter aux personnes handicapées, alors que l’on sait très bien que des impératifs élémentaires de sécurité leur interdisent de faire du canoé-kayak ?
Sylvie Desmarescaux : Sans compter qu’un malentendant peut très bien faire du canoé-kayak.
Paul Blanc : Bien sûr mais cela ne requiert pas, dans ce cas, d’accessibilité aux fauteuils roulants.
Françoise Henneron : Je suis tentée d’aller dans le sens de Paul Blanc : j’ai dû, dans ma commune, construire une salle de danse accessible aux fauteuils roulants.
Sur le financement des Maisons Départementales des Personnes Handicapées :
Isabelle Pasquet : Vouloir que l’Etat accorde en début d’année une subvention de fonctionnement aux MDPH est sans doute un voeu pieux car la tendance est au désengagement financier.
Sur la citoyenneté :
Alain Vasselle : Les conseils de vie sociale des foyers occupationnels peuvent aujourd’hui être présidés par des handicapés mentaux : c’est le cas dans mon département, et dans les faits c’est la directrice qui dicte ses réponses à la présidente… J’ai souvent demandé au Gouvernement de revoir la réglementation, mais les ministres successifs, tout en convenant du problème, s’y sont refusés. Il faut revenir à la charge.
Sur les ressources :
Alain Vasselle : Enfin, il ne me paraît pas équitable d’autoriser le cumul de l’AAH avec des revenus professionnels : les handicapés mentaux ne peuvent travailler, et pourtant ils font parfois face à des charges importantes. La définition d’un reste à vivre ne suffit pas.
Laurent Lejard, mai 2010.