Prenez une longue rue de Paris, la rue Lecourbe dans le 15e arrondissement, parfaitement plate et aux trottoirs sans dévers, aisément circulables pour les piétons, poussettes et fauteuils roulants. Ajoutez-y une secrétaire d’Etat aux Personnes handicapées, Ségolène Neuville, qui veut vanter l’accessibilité universelle qu’elle affirme contenue dans les Agendas d’Accessibilité Programmée (Ad’Ap) qui doivent obliger les Etablissements Recevant du Public (ERP) à se rendre accessibles aux personnes à mobilité réduite. Confrontez la ministre à la lecture du problème par de simples commerçants et vous obtenez une visite de terrain aussi édifiante qu’amusante…
Cela commençait pourtant bien : la boutique Vita Confort vend des aides techniques et autres matériels de simplification de la vie quotidienne, dans un concept store que le Groupe Lapeyre veut dupliquer partout en France. Une visite intéressante dans un vaste magasin bien adapté aux clients handicapés moteurs (accès, comptoir), déficients visuels (guidage podotactile) ou auditifs (boucle magnétique avec amplification, visioconférence en LSF), deux places de stationnement réservé le long du trottoir. Et toute une gamme de matériels intelligents, innovants, à des prix enfin raisonnables et aussi accessibles que la boutique. Mais avec un petit problème : ouvert depuis seulement trois mois, ce commerce n’est pas assujetti au dépôt d’un Ad’Ap ! La ministre, qui est également conseillère départementale des Pyrénées-Orientales, en a profité pour s’intéresser aux rampes d’accès : « J’en ai acheté une pour ma permanence, je vais voir si je me suis faite avoir… »
Ça s’est corsé en face, dans le café restaurant Le P’tit Lecourbe. Si on entre de plain-pied, passé le zinc le sol est rehaussé d’une quinzaine de centimètres qu’une rampe amovible permet de franchir avec 12% de pente. Sauf qu’elle glisse sur le sol et qu’un ressaut de quelques millimètres a failli avoir des conséquences fâcheuses pour l’auteur de ces lignes: la roue droite du fauteuil roulant bute contre le ressaut et la rampe se pousse, laissant le vide en guise de rampe. Un quasi-accident sous les yeux de la ministre! Le propriétaire du local commercial a-t-il élaboré un Ad’Ap? Il n’est pas là pour le dire et aucun employé n’est informé. Alors la ministre et sa suite repartent sans savoir quand et comment les toilettes presque adaptées seront rendues accessibles: il suffit de pas grand chose, agrandir la porte actuelle qui ne fait que 60cm de large…
Dernière visite, chez l’opticienne Atoll, au numéro 43, qui dispose depuis octobre 2015 d’une rampe métallique amovible avec sonnette extérieure pour en demander la pose. « Elle a servi deux fois pour des poussettes pour triplés », précise la commerçante. La ministre est ravie, elle tient enfin son Ad’Ap: « Il a été refusé! », répond l’opticienne en sortant le dossier. Ségolène Neuville étudie celui-ci: « Vous avez rempli le Cerfa? Ah, le voilà! Mais vous avez demandé une dérogation, c’est ça qui a été refusé, vous deviez simplement indiquer que vous êtes accessible avec une rampe amovible, c’est permis maintenant. » Un peu décontenancée, la commerçante précise qu’elle a rempli son dossier en utilisant le simulateur sur Internet, celui que les services de l’Etat ont créé… sans s’encombrer des conseils de spécialistes.
Retour chez Vita Confort pour un point presse. Sur le million d’ERP, 30% étaient accessibles fin décembre 2014, annonce Ségolène Neuville. Depuis, un dossier d’Ad’Ap a été déposé pour 378.140 ERP, dont 90.000 pour obtenir une dérogation, et il reste 320.000 établissements inactifs. Faute de recensement des ERP en France, le chiffre ayant fluctué depuis plus de dix ans (de deux millions à 650.000 au gré des ministres confrontés au problème), il est impossible d’apprécier l’impact des Ad’Ap.
La ministre ne peut d’ailleurs pas dire, bien que le délai de décision administrative soit écoulé, combien d’Ap’Ap ont été acceptés ou refusés. « On rentre dans la phase où les préfets ont pour consigne de rappeler à tous les propriétaires d’ERP leurs obligations, et où le décret qui rend concrètes les sanctions administratives en cas de défaut de dépôt d’Ad’Ap va prochainement être publié », précise-t-elle simplement. Quant au nombre d’ERP accessibles au 31 décembre 2014, il repose sur une déclaration sur l’honneur effectuée par le propriétaire ou gestionnaire. Comme pour la permanence de Ségolène Neuville : « Elle est en accessibilité, ma permanence, puisqu’il y a une rampe. Donc j’ai déposé en fait une attestation d’accessibilité » Mais pas un Ad’Ap !
Laurent Lejard, janvier 2016.