Ville européenne de la culture en 2004, Lille a dû gérer un succès populaire qui allait au-delà des intentions de la municipalité : les habitants se sont approprié les manifestations proposées et les nouveaux lieux, dont les Maisons Folies. Face à cette demande inattendue, les édiles ont décidé de créer une organisation proposant des événements thématiques : Lille 3000. Et ce printemps, jusqu’aux prémices de l’été, c’est une Europe XXL que ses promoteurs proposent à tous les publics… ou presque. Presque, parce que les expositions essentiellement visuelles risquent de laisser de côté la plupart des aveugles, et qu’une seule visite commentée en langue des signes française a été organisée par Signes de sens.
Dommage, parce que l’intelligence et la diversité des sujets mis en débat sont d’une vive actualité à quelques semaines des élections européennes et en pleine crise financière et économique. Quelle est-elle, cette Europe qui s’enferme derrière ses frontières Schengen ? Comment la vivent des peuples nomades ? Quelle est la réalité géopolitique dissimulée par les barrières érigées par les États ? Le vaste bâtiment du Tri Postal est dédié à cette thématique, Les frontières invisibles, à travers la réflexion de nombreux artistes. Ainsi, le Roumain Dan Perjovschi présente-t-il en graffiti à la craie sa perception de l’actualité et des grands dossiers du moment, le collectif d’artistes slovène IRWIN fait éclater les frontières en créant un État virtuel, le NSK, qui émet un passeport réalisé en quelques minutes : « Le conseil général de NSK, est-il écrit sur le document, demande à toutes les autorités étrangères compétentes d’assurer le passage libre au titulaire de ce passeport et de lui accorder aide et protection en cas de besoin ». Des voyageurs l’ont même utilisé pour passer des frontières, dont des immigrés africains : ils témoignent en vidéo. Autres démarches : des plasticiens de Barcelone investissent les objets encombrants déposés le soir pour disparaître dans les camions poubelles, les no man’s land de Berlin sont envahis par des artistes gays et lesbiens, le Slovaque Ondak diffuse ses antinomades en cartes postales à disposition du visiteur… L’ensemble repose sur une relativisation des frontières telles qu’elles apparaissent sur les cartes linguistiques ou celles des relations entre artistes d’Europe de l’Est.
Nouveau lieu dédié aux familles, l’ancienne gare de marchandises Saint-Sauveur abrite désormais un cinéma, une cafétéria, un terrain de jeux et un vaste hall d’exposition. Vous pourrez, entre autres, plonger pour quelques heures dans les trois pièces surréalistes de son Hôtel Europa : un appartement typique de Berlin Est d’avant la chute du mur, pour jouer au circuit électrique Trabant ou à la maison de poupée sous l’oeil d’Erich Honecker, à moins que vous ne préfériez vous relaxer sur le Vodka bed de la chambre polonaise, ou que Derrick et son univers vous passionne ! Le cadre vintage est soigné, avec juste ce qu’il faut de décalage artistique, et la location gratuite quelques dizaines de minutes sur demande en ligne. Toujours dans ce hall, les enfants sont conviés à fêter leur anniversaire dans des « igloos », et des braderies sont régulièrement organisées.
Autre lieu permanent consacré au développement d’activités culturelles en prise avec les habitants (ces « vrais gens » souvent ignorés par les créateurs et les décideurs), la Maison Folie de Moulins est installée depuis 2004 dans une ancienne brasserie, mise en accessibilité (ascenseur, rampe). Elle organise des concerts de musiques actuelles, des spectacles de contes, marionnettes, danse, théâtre, des journées « voisins » qui mobilisent les enfants et leurs parents. Actuellement, elle expose une vision romantique idéalisée des tsiganes par le photographe Béla Kása, et à partir du 15 mai un Istanbul-Moulins : Allers-Retours. La Maison travaille durant l’année avec des associations de personnes handicapées sur la conception d’expos et d’actions culturelles mais n’a pas reçu de demandes de médiation culturelle spécifique pour Europe XXL. Parmi ses projets, le grapheur aveugle The Blind et des rencontres Sourdsprenantes cet automne.
Le Palais des Beaux-Arts convie le visiteur à une Istanbul traversée, lieu de passage et de brassage; une société à la fois ouverte et dure, telle que la voient des artistes de Turquie ou d’ailleurs. Ainsi, un Don Quichotte turc cherche-t-il la route qui le conduirait à la Tate Modern de Londres depuis l’Anatolie, une femme raconte-t-elle sa vie d’immigrante en Allemagne. On découvre par ailleurs l’usage omniprésent du scotch d’emballage dans le quartier russe d’Istanbul, l’endoctrinement nationaliste des enfants, les tabous de la sexualité, le rôle très particulier du balai dans la vie des femmes, des scènes de la vie quotidienne croquées en grand format, et en filigrane la grande catastrophe, ce grand tremblement de terre que les Stambouliotes attendent sereinement. Loin des idées reçues et des grandes peurs idéologiques, cette Istanbul traversée tire l’Occident vers ses frontières extrêmes et ouvre l’esprit sur une autre perception que celle qui est véhiculée par le discours dominant. A partir du 15 mai ouvrira en contrepoint Miroirs d’Orients, exposition de tableaux, autochromes et photographies anciennes et contemporaines.
Mise globalement en accessibilité lors de Lille 2004 (restent néanmoins des seuils non compensés et une salle inaccessible), la grande salle des malades de l’Hospice Comtesse est consacrée à l’exploration de l’inconscient et du rêve par les artistes des XIXe et XXe siècles, en faisant découvrir de très rares photographies et dessins spirites : Hypnos mêle art brut, moderne et contemporain, et montre comment les artistes d’Europe de l’Est se sont appropriés rêve et inconscient. Une seule visite en Langue des Signes Française a été réalisée par Signes de Sens, qui organisera le 13 juin prochain un atelier enfants/familles dans le cadre de cette étrange exposition.
Dans un domaine plus ludique, le Musée d’art et d’industrie de Roubaix, également appelé la Piscine puisqu’il est installé dans un ancien établissement balnéaire Art Déco, expose les robes prototypes de la créatrice espagnole Agatha Ruiz de la Prada. Issue d’une famille noble, elle porte ses créations dans les soirées et même devant le Roi : robe cage à oiseau, coeur, piano, robe à roulette, en hommage aux Ménines, la créatrice fantasque agence librement formes et couleurs vives, acidulées. Quelques objets et vêtements féminins créés par Agatha Ruiz de la Prada sont vendus dans la boutique : attention à votre porte-monnaie! Après cette visite, immergez-vous dans le musée, installé dans un bel édifice remarquablement restauré, et qui met en valeur les liens étroits entre l’art et les industries qui firent la richesse du Nord de la révolution industrielle jusqu’aux années 1970. Des boucles magnétiques sont disponibles, et 2010 sera l’année d’une étude de visites adaptées aux déficients visuels.
Toujours à Roubaix, La Condition Publique, installée dans une ancienne usine de conditionnement de la laine, invite à une découverte de Berlin à travers sa création contemporaine. Plus intellectualisées, les oeuvres et installations nécessitent de prendre son temps et opter, si possible, pour une visite commentée. Dans le même lieu, l’Espace Croisé reçoit les vidéos de l’Estonien Mark Raidpere : au fil des écrans, l’artiste gay demande à des prisonniers de présenter au public l’image qu’ils veulent donner, revient sur les émeutes de Tallin lors du démantèlement d’un monument soviétique, filme un stripteaseur habillé et son papa schizophrène auprès duquel il ne fait pas son coming out…
Outre ces grandes expositions, Europe XXL propose une superbe parade d’anges et de démons signée par le collectif russe AES+F (rue Faidherbe, entre la gare de Lille-Flandres et la Grand place), ainsi que des événements temporaires, tels les midi-midi prochainement consacrés à Varsovie, Moscou, Budapest, Bucarest, Istanbul et aux Balkans, des concerts en tous genres, des spectacles de théâtre et de danse en salle ou de rue, bref un programme riche en manifestations et réflexion qui témoigne du dynamisme culturel et de l’ouverture aux autres de Lille et de sa région, qui ont su ancrer leur action dans la vie des gens, leur manière de clamer à tous : « Bienvenue chez les Ch’tis » !
Laurent Lejard, mai 2009.