Quelle est la genèse de votre compagnie, et pourquoi avez-vous décidé de travailler avec des personnes handicapées ?

Susana Alcón Blanes : La compagnie Flick Flock Danza est le résultat des travaux de l’école de danse éponyme qui, depuis sa création à Cadix en 1993, travaille avec des personnes handicapées ou non à partir de l’âge de 4 ans. Après plusieurs années de formation, certains danseurs ont développé des talents, des compétences émotionnelles et artistiques qui ont été appréciés par le public lors des démonstrations annuelles de l’école. Nous avons alors reçu des invitations à participer à des festivals de danse dans d’autres villes, d’où la nécessité de constituer une compagnie. Travailler avec des personnes handicapées a été d’autant plus naturel pour moi que, dans ma vie privée, j’ai toujours fréquenté tous types de personnes, dans le respect des différences physiques, émotionnelles et sensorielles de chacun. Parce que nous sommes divers, uniques, hétérogènes et que c’est grâce à cela que nous nous enrichissons, en élargissant les formes d’expression, en nous éloignant des formes et des sentiments stéréotypés, « canoniques ». Les contrastes sont beaux : les différentes qualités expressives de la marche, les rythmes, les mouvements considérés comme « pathologiques », les tics, paratonies, etc., sont très efficaces dans un langage chorégraphique épuré qui contraste avec les techniques réglées. En n’excluant personne, nous gagnons en passion, en talent, en vérité et en amour ! Nous prenons le « risque » de nous lancer dans l’aventure qui consiste à rechercher dans chaque danseur sa particularité et développer un langage dans lequel s’efface la frontière entre normal et pathologique, quelque chose de consubstantiel à l’Art et à l’artiste.

Quelles sont les particularités de ce travail, les adaptations que vous devez faire et les joies que vous en retirez ?

Susana Alcón Blanes : Les adaptations ne sont pas spécifiques, elles s’adressent à tous les danseurs, avec ou sans handicap. Par exemple, un danseur valide avec une formation classique devra corriger des phénomènes de pied plat, de scoliose ou de rigidité articulaire par des exercices spécifiques, quand un danseur trisomique se concentrera davantage sur le contrôle du tonus musculaire. De même, un danseur infirme moteur cérébral travaillera sa souplesse articulaire et musculaire afin d’améliorer l’amplitude de ses mouvements, quand un danseur valide devra appréhender les mouvements compulsifs et spastiques caractéristiques de l’infirmité motrice cérébrale. Les joies ? Notre travail, c’est notre vie : nous ne savons rien faire en dehors de la danse, nous aimons la danse et la vie qu’elle manifeste dans toutes ses formes. Nous nous sentons privilégiés de pouvoir continuer à nous sentir passionnés et étonnés tous les jours !

La perception des spectateurs a-t-elle évolué au fil du temps ?

Susana Alcón Blanes : Oui, vraiment. Du moins notre compagnie et d’autres que nous connaissons le ressentons-nous. Le public remplit les salles où nous nous produisons et répond chaleureusement à notre travail avec des applaudissements exaltés. Peut-être qu’au départ les gens sont perplexes, s’attendant à ressentir de la compassion, mais très vite la passion s’impose. C’est la magie du théâtre : sur scène, on ne voit que l’artiste, et c’est cela qui transforme le regard du spectateur.

Recevez-vous de l’aide des collectivités locales, des entreprises, ou les artistes handicapés continuent-ils à faire peur ?

Susana Alcón Blanes : Nous ne recevons aucune aide ni subvention, publique ou privée, mais ce n’est pas un obstacle pour nous. Certains programmateurs ne considèrent pas notre travail comme artistique, digne d’être produit sur une scène : ce sont les obstacles principaux qui nous empêchent de rencontrer notre public. D’où l’utilité de festivals spécifiques tels que le Festival Orphée pour que des compagnies telles que la nôtre accèdent à la scène, que le public les découvre.

Il ne faut pas oublier que l’artiste est, en quelque sorte, un athlète de la sensation, de l’émotion, de la passion, au même titre que le mathématicien est un athlète des nombres. Il est certes possible, par exemple, que la trisomie rende difficile l’élocution de Ramiro Ruiz mais il a trouvé son vrai langage dans la danse; il est possible que l’ataxie maintienne Daniel Herrero dans un fauteuil roulant mais il se projette, à l’égal de Lindsay Kemp, à travers le regard et le mouvement lent.

Quels sont vos projets ?

Susana Alcón Blanes : Compléter la tournée 2009-2010 avec Los Yo Soñados, puis produire un nouveau spectacle pour 2010-2011. Nous souhaitons vivre en harmonie avec notre environnement, en respectant et en observant positivement ce qui nous rend différents et uniques.

Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2009.


Los Yo Soñados sera représenté le 10 octobre 2009 au théâtre Montansier de Versailles dans le cadre du Festival Orphée.

Partagez !