Si la salle Charlie Parker était presque comble à La Villette, le 11 avril dernier, une vingtaine de spectateurs est partie avant la fin de Ganesh Vs Third Reich, un spectacle probablement trop dur et interrogatif pour eux. Le propos de la compagnie australienne Back to back Theatre suscite en effet un profond questionnement sur la place des comédiens déficients intellectuels, ce que l’on peut leur faire jouer, leur niveau de compréhension de situations hors normes : sont-ils manipulés ? Les spectateurs viennent-ils voir des « freaks » ? Comment ce théâtre des « différences » peut-il fonctionner ?

La trame de ce questionnement repose sur un argument : le Dieu indien à tête d’éléphant, Ganesh, ne supporte pas que le 3e Reich nazi se soit approprié le svastika, symbole cosmique devenu une sinistre croix gammée. Alors Ganesh parcourt le monde jusqu’en Allemagne, rencontrant la barbarie des camps d’extermination, et tente de dialoguer avec Adolf Hitler sous les bombardements de Berlin. En parallèle, le montage de cette pièce est joué par les comédiens valides et handicapés, exprimant leurs interrogations et incompréhensions, allant jusqu’à la friction et la violence physique et mentale, en une sorte de work in progress.

« On travaille beaucoup à partir d’improvisation, commentait l’un des auteurs, Brian Tilley, après le spectacle lors d’une rencontre avec le public. Nous étions intéressés à mettre en parallèle deux histoires opposées, celle de Ganesh et du nazisme. On a commencé à travailler en 2008, ça a beaucoup bougé, depuis: les comédiens ont contribué à l’écriture du spectacle. Ce sont leurs idées, leurs improvisations qui ont permis de développer la pièce. »

Bruce Gladwin, directeur artistique, explique pourquoi le passage aux différentes scènes est ponctué par la mise en place ou le retrait de rideaux translucides ou peints: « L’histoire est celle des répétitions des comédiens. De comment ils arrivent à raconter l’autre histoire, celle de Ganesh. Chaque rideau représente un moment, une étape du voyage de Ganesh à travers l’Allemagne nazi et jusqu’à Berlin. Ce qui unit vraiment les deux histoires, c’est qu’elle parle de pouvoir. Dans le nazisme, c’est un gouvernement qui se transforme en machine de guerre et la manipulation est connue. Il y a une autre forme de manipulation qui peut se produire au théâtre entre le metteur en scène et les comédiens, et aussi dans plein d’autres situations sociales actuelles comme par exemple entre un professeur et un élève, un médecin et un patient, un psychologue et son client. Ce sont des différences de niveau et d’échelle, mais dans les deux cas, on est sur le pouvoir. »

David Woods, l’un des comédiens valides, revient sur son rôle dans la pièce: « Aujourd’hui, je suis un supporter de la manipulation de la réalité au théâtre ! Ce qui compte, c’est la pièce autour de la pièce. Si l’on ne voyait que l’histoire de Ganesh, ce ne serait peut-être pas très long ni intéressant, et je m’ennuierais à mort ! »

Mais comment demander à des personnes handicapées mentales d’interpréter un argument sur la lutte entre le bien et du mal ? Simon Laherty, l’un des comédiens handicapés, évoque un autre des comédiens, qui ne comprenait pas ce qui se passait sur scène et s’est vraiment énervé. « Il ne faisait pas la différence entre la réalité et la fiction, précise David Woods. Ceux qui n’ont pas été virés ont commencé à jouer avec cette notion, même après la représentation ça continue. Pour tout le monde, même moi, il y a eu des moments où la confusion entre la réalité et la fiction se produisait. Encore aujourd’hui, il ya a des moments où je ne suis pas très sûr que ce qui se passe est réel ou imaginaire. C’est un voyage sur l’ambigüité. »

Quelle est la part de conscience des comédiens intellectuellement handicapés ? « Ce sont les comédiens handicapés qui m’ont auditionné pour être leur metteur en scène, reprend Bruce Gladwin. Ce sont eux les acteurs de la compagnie. Leur travail repose sur des heures et des heures d’improvisation, un gros travail de recherche. Pour Ganesh, nous avons passé du temps au musée de l’Holocauste à Melbourne, pour qu’ils s’imprègnent de cette époque, ce que voulait dire ‘la solution finale’, l’extermination, le nazisme. »

Ce travail se retrouve notamment lorsque les comédiens se demandent qui va jouer Hitler, un choix loin d’être anodin et qui pose de graves questions d’identification. « Ils étaient intéressés à introduire la construction de leur spectacle, poursuit Bruce Gladwin, parce que l’une des critiques que l’on fait à la compagnie est que les comédiens ne sont que des marionnettes que l’on manipule. Mais ce n’est pas leur vécu, alors ils ont décidé d’inclure leur travail de création dans la pièce. Leurs improvisations ont été filmées, ils les ont visionnées, ont sélectionné celles qui marchaient, et après ils ont écrit l’histoire. En même temps, ils ont travaillé avec le scénographe et le compositeur, tout s’est écrit en même temps, ils ont reçu les grandes bâches des décors. Ils ont travaillé avec, pour comprendre la matière, voir ce que ça donnait. Tout s’est construit ensemble. » Dans le respect des spécificités de chacun et pour un théâtre dérangeant et vraiment inclusif qu’on espère revoir en France, dans lequel tous les comédiens trouvent leur entière place.

Laurent Lejard, mai 2013.

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