Vus de France, les Japonais sont gens sérieux plutôt dénués d’humour : rien n’est plus faux ! La Maison de la Culture du Japon, à Paris, l’a montré à maintes reprises, notamment en 2012-2013 avec la superbe exposition Warai, l’humour dans l’art japonais depuis la préhistoire, et en juin dernier en accueillant une troupe de théâtre traditionnel comique, le kyogen, adapté et interprété en langue des signes japonaise avec sur-titrage en français. Un théâtre de la farce que l’on pourrait rapprocher de la Commedia dell’arte, qui tourne en dérision les travers du quotidien, les traditions et les mythes avec force gestes et expressions démonstratives. Un pur plaisir visuel qui se prête particulièrement bien à sa représentation en langue des signes telle que proposée par l’unique compagnie théâtrale professionnelle de comédiens sourds nippons, le Japanese Theatre of the Deaf, administré par la Fondation Totto. Comédien et chanteur maitre du kyogen, Chikanari Miyake a bien voulu nous expliquer ce qu’est ce théâtre comique traditionnel, et comment il a été adapté en langue des signes par son père et lui-même maintenant. Et le comédien sourd Tetsuya Izaki raconte comment il en est venu à faire du théâtre en langue des signes et la place qu’il occupe dans la société japonaise.

Question : Chikanari Miyake, qu’est-ce que le kyogen ?

Chikanari Miyake : Le kyogen est de la comédie traditionnelle japonaise. A l’origine il y a 600 ans, c’était une improvisation. Juste avant d’entrer en scène, les acteurs discutaient entre eux de ce qu’ils allaient jouer et les textes étaient improvisés. Il y a 300 ans, on a commencé à les noter. Et même si à l’époque il y avait un texte, il n’était pas écrit mais transmis oralement de maître à disciple.

Question : En tant qu’art traditionnel, le kyogen est très normé, avec des costumes, des actions et des gestes qui sont précisément définis. Comment a-t-il été possible de l’adapter en langue des signes ?

Chikanari Miyake : Les mouvements, on les a conservés des codes traditionnels. Par contre, quand on parle, quand il y a du récit, des dialogues, on a transcrit en langue des signes. Quand récit et dialogues se produisent en même temps, les comédiens font les mouvements du théâtre traditionnel tout en utilisant les mains pour signer. En fait, dans le kyogen, quand on commence de longues répliques, on se place face au public, cela existe traditionnellement et dans le code du kyogen, on se dit qu’il sont face-à-face. Mais dans les petites répliques, les comédiens ne font pas face au public et se regardent, et dans le cas du kyogen en langue des signes, on change de côté tout de suite vers le public et on place les comédiens comme s’il s’agissait d’une longue scène pour montrer qu’ils étaient en train de se regarder.

Question : Quelle est la différence de perception du public entre le kyogen sourd et le kyogen entendant?

Chikanari Miyake : Au Japon comme en tournée à l’étranger, j’ai l’impression que le kyogen en langue des signes est plus accessible. Le texte du kyogen traditionnel est dans une langue classique que les Japonais d’aujourd’hui ont du mal à comprendre. Aucune pièce n’est jouée en langue moderne, même s’il y a une pièce contemporaine, on adapte le langage à la langue classique. Je pense que le kyogen en langue des signes est plus compréhensible parce qu’il a un côté mime, et que le texte est traduit en langue des signes contemporaine.

Question : 
La compagnie de théâtre des Sourds japonais existe depuis une trentaine d’années. Pratique-t-elle le kyogen depuis sa création où y est-elle venue plus tard?

Chikanari Miyake : Je crois qu’au début, ils ont fait d’autres spectacles. Au bout d’un an ou deux, ils ont attaqué le répertoire du kyogen avec mon père. Je pense qu’ils n’ont pas tout à fait le même public. Les fans de kyogen ne vont pas forcément aller voir le kyogen en langue des signes, et en même temps cela peut les attirer. Ils peuvent se dire « alors moi qui aime le kyogen, j’aimerais bien découvrir ce que cela donne en langue des signes ». Concernant ces personnes-là, je pense qu’il n’y a pas de rejet parce que ce kyogen existe en tant que tel.

Question : Existe-t-il au Japon d’autres compagnies de théâtre sourd?

Chikanari Miyake : Non, pas vraiment.

Question : Tetsuya Izaki, qu’est-ce qui vous a conduit à devenir comédien ?

Tetsuya Izaki : J’ai vu au Japon, en 1979, un spectacle d’une compagnie américaine de théâtre de Sourds, j’ai été bouleversé. Et c’est l’année suivante que j’ai décidé de monter ma compagnie parce que je me suis dit que même en étant sourd, on peut devenir comédien professionnel. En parlant autour de moi, j’ai trouvé d’autres comédiens, d’autres personnes qui avaient cette envie, on a fondé la compagnie ensemble.

Question : Dès le début, vous avez fait du kyogen ou vous avez essayé d’autres formes de théâtre ?

Tetsuya Izaki : On a fait du théâtre pendant trois ans, et ensuite on a attaqué le répertoire de kyogen.

Question : Quelles sont ses adaptations pour la langue des signes ?

Tetsuya Izaki : D’abord, on fait attention au texte. C’est du japonais ancien que l’on a du mal à comprendre en tant que Japonais contemporains, on demande au maître de kyogen ce qu’il signifie. On s’efforce de bien le traduire en langue des signes, qui est une langue contemporaine. C’est vrai, il faut faire très attention à ne pas décaler le contenu. Mais par contre, ce qu’il faut changer, par exemple quand on tient une sorte de lance dans la main, on doit la poser pour signer avec les deux mains. Ces derniers temps, on essaie de la garder en tant qu’accessoire et exprimer en langue des signes avec une seule main, c’est une nouvelle technique. En plus, en kyogen traditionnel c’est l’intonation de la voix qui exprime la colère, la joie, etc., mais comme nous ne pouvons pas nous exprimer avec la musicalité du texte, on exprime les émotions avec le visage. On essaie de ne pas faire d’erreur, c’est pourquoi on demande au maître de kyogen quel est l’état, la psychologie du personnage, et on l’illustre sur notre visage.

Question : Peut-être aussi avec la manière de former les signes, serrés ou déployés, très vifs?

Tetsuya Izaki : J’ai l’impression que l’on a certains codes communs aux compagnies de théâtre de Sourds…

Question : Est-ce qu’il y a au Japon d’autres comédiens et compagnies de théâtre sourds, dans le kyogen ou d’autres répertoires ?

Tetsuya Izaki : Plusieurs compagnies sont nées suite à cette tournée de la compagnie américaine. Nous sommes la seule qui joue du théâtre traditionnel. J’ai l’impression que les autres compagnies sont en train d’arrêter de jouer. Il est facile de créer une compagnie, mais la faire persister n’est pas la même histoire. En règle générale, il y a de moins en moins de public qui va au théâtre, et les fondateurs passionnés commencent à vieillir et ont du mal à cumuler un emploi et leur travail artistique à côté, ce n’est pas facile. Ensuite, sur le plan financier, on a du mal au Japon à obtenir des subventions de l’État. Notre compagnie joue quatre genres théâtraux : notre propre production de théâtre contemporain, le kyogen en langue des signes, du théâtre jeune public et du spectacle visuel mêlant mime et langue des signes. J’ai quatre activités au sein de la compagnie, et en fait j’ai connu Levent Beskardes [comédien sourd NDLR] au travers d’un projet de théâtre contemporain que j’avais monté dans ma propre compagnie, il est venu jouer avec nous.

Question : Quelles sont les conditions de vie des sourds au Japon, intégrés à la société ou vivant à part ?

Tetsuya Izaki : Cela dépend des personnes. Il y a des Sourds et des malentendants qui travaillent entre eux, qui vivent entre eux, forment une sorte de communauté. Moi, je fais partie des Sourds qui préfèrent côtoyer des personnes valides, et surtout je fais attention en montant mes créations à ne pas proposer un spectacle conçu à 100% pour les Sourds, afin que les spectateurs entendants puissent aussi profiter de la soirée. Du théâtre bilingue, donc.

Propos recueillis par Laurent Lejard, été 2015.


Merci à Aya Soejima, de la Maison de la Culture du Japon à Paris, et Mami Seita pour leur traduction du japonais et de la Langue des Signes Japonaise. Suivez ce lien pour voir Tetsuya Izaki signer les mots Kyogen, Kabuki et Nô en langue des signes japonaise.

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