Un vent nouveau souffle sur le milieu de l’art brut ou singulier : le fonds de dotation #ArtSansExclusion vient d’être lancé avec la présentation de sa première exposition itinérante, Extra-Ordinaire(s). Son objectif : « soutenir les artistes en situation d’exclusion – handicap mental, psychique, isolement, précarité… – à travers une collection d’art brut et d’art actuel. » Les oeuvres composant ce fonds sont acquises auprès d’artistes ou de galeries qui les exposent, et destinées à alimenter des expositions dans des institutions culturelles, collectivités territoriales, mutuelles, entreprises, etc. Une démarche ouverte pour faire découvrir et valoriser le travail d’artistes qualifiés de « différents » faute de trouver meilleur terme. Mais qui témoigne une fois encore de la vitalité du mouvement mutualiste à l’origine de ce fonds, le groupe MGEN et la Matmut alliées à la société Inter Invest et à l’association Egart.
Cette dernière est l’opérateur de la première exposition : « Egart vise à inscrire des artistes sur le marché, dans une forme de désinstitutionalisation, précise sa présidente, Bernadette Grosyeux. On en suit une quinzaine actuellement, handicapés mentaux ou psychiques qui nous confient leurs oeuvres. On est également agent d’artistes. » Egart a près de dix ans d’activités, et sa présidente est fière que des créations de l’un des artistes soutenus, Gaël Dufrene, entrent au musée d’art brut de Lausanne (Suisse), une référence en la matière. « D’autres parmi nos artistes sont exposés dans des galeries d’art, au LaM de Villeneuve d’Ascq, font l’objet d’articles de presse, comme Jérôme Turpin et Sébastien Proust, poursuit Bernadette Grosyeux. Par ces expositions et articles, ils s’installent dans un monde qui ne les attend pas. Je qualifie un peu différemment cet art brut, aujourd’hui ce n’est plus le terme qui convient, la catégorie était pratique pour appréhender ces travaux : troubles psychiques ou mentaux, et pas de formation artistique. Alors qu’aujourd’hui, ces artistes vivent au milieu de tous, vont au musée, se forment aux techniques, etc. »
Jérôme Turpin est l’un d’entre eux : « C’est quelque chose que j’ai reçu de mon père, qui était peintre paysagiste, explique-t-il. Sauf que j’ai un style complètement différent. Je peins depuis dix ans, et j’ai réalisé plus de 600 peintures. J’ai un élan créateur très important, et d’ailleurs aujourd’hui j’ai fait une toile. » Après une initiation et des débuts sur papier dessin, il ne travaille plus que sur toile et acrylique. « Ce qui m’inspire, c’est mon intériorité. Je crée à partir de ce que je visualise à travers moi. Je ne me suis quasiment jamais inspiré d’autres artistes, à part Monet avec des pastels gras. Aujourd’hui, mon ressenti c’était des formes géométriques, j’ai complètement changé de style à partir du moment où j’ai commencé à peindre chez moi en 2009 jusqu’en 2017. J’ai fait des peintures à base de milliers de points blancs, maintenant je suis passé à des formes géométriques. » Il a particulièrement apprécié l’achat de plusieurs de ses oeuvres par le fonds #ArtSansExclusion : « C’est super pour moi, c’est la première fois que ça m’arrive de vendre plusieurs toiles en une seule fois, à un prix que je n’ai jamais osé rêver ! C’est une forme de reconnaissance de mon travail et de mes efforts depuis 10 ans. »
Cette sortie du ghetto de l’art brut ou différencié fait entrer ces artistes sur le marché de l’art. Quelques-uns ont une côte, même s’ils en sont au début de la démarche. « Tous ont de l’intérêt, reprend Bernadette Grosyeux. Quelques-uns sont cotés, nous agissons pour qu’aucun ne soit discriminé. Nous protégeons le droit de propriété de leurs oeuvres. Chaque artiste gère ses revenus, jusqu’à maintenant le plafond de cumul avec une Allocation Adulte Handicapé n’a pas été dépassé, la même question se pose pour toutes les personnes handicapées qui travaillent. » Elle le sait fort bien : Bernadette Grosyeux dirige également le Centre La Gabrielle, groupement mutualiste d’établissements pour personnes handicapées.
« Le fonds #ArtSansExclusion a été créé début 2017 pour promouvoir et valoriser, explique son président, Fabrice Henry qui se définit comme ‘militant mutualiste’. Nous avons signé une convention avec Egart qui défend les artistes et les promeut. Cela correspond aux valeurs défendues par les mutuelles. Nous sommes engagés pendant trois ans, avec un budget annuel de 150.000€, c’est conséquent. Pour les acquisitions, nous avons été accompagnés par l’expert Françoise Adamsbaum. La collection mixe les artistes inconnus, qui nécessitent qu’on accompagne leur démarche, et connus. L’organisation est bénévole, et nous n’avons aucune volonté spéculative. » Un projet construit sur des valeurs, qui va éprouver le regard du public dans les mois qui viennent, au gré des expositions. « La collection comporte actuellement une quarantaine d’oeuvres, poursuit Fabrice Henry, avec peu de sculptures, elle doit être facilement transportable. Elles sont encadrées, un travail réalisé par un professionnel, nous avons la volonté de préserver les oeuvres. L’accrochage a été élaboré par un designer. Il nous est apparu nécessaire de valoriser les artistes par des textes d’accompagnement, et nous travaillons à les rendre accessibles en audio et facile à lire. Pour que l’exposition soit itinérante, elle doit être attractive. »
Le résultat est comparable à celui d’une exposition temporaire d’un musée national, avec une présentation aérée laissant vivre les oeuvres, des panneaux explicatifs et cartels détaillés, l’ensemble accompagné d’un catalogue reprenant l’intégralité de l’exposition complétée de textes éclairant cet art brut ou singulier. Avec quelle implication du monde du handicap ? « Nous souhaitons que le fonds soit connu, conclut Fabrice Henry, et incite les établissements médico-sociaux à agir. Est-ce qu’on va créer un réseau, je ne peux répondre à ce stade. Mais si cela peut aider des initiatives éparses à les mettre en dialogue, tant mieux ! »
Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2018.