Pour la première fois en France, des sportifs handicapés ont concouru devant une salle comble (plus de 4.000 spectateurs chaque après-midi) pour leur bonheur et la reconnaissance de leur sport. Et ces sportifs handicapés ont su honorer ces milliers de spectateurs. Cette occasion rare, c’étaient les championnats du monde d’escrime qui se sont déroulés du 6 au 13 novembre dernier à Paris, mêlant escrimeurs valides et handicapés. Un succès populaire et une grande réussite sportive malgré des difficultés d’accessibilité indignes de la France de 2010, et un traitement médiatique nettement discriminatoire.
Samedi 6 novembre : c’est la confusion à l’extérieur du Grand Palais, magnifique bâtiment 1900, pour ce premier après-midi de compétition. L’avenue est encombrée d’autocars et de voitures déversant sportifs et visiteurs, une foule compacte se presse devant l’unique porte laissant passer les spectateurs au compte-gouttes. À l’intérieur, la cérémonie d’ouverture et son « spectacle » ont débuté. Longeant la piste centrale, de vastes loges sont bondées d’escrimeurs en fauteuil roulant représentant toutes les nations participantes. Parmi eux, Gérard Masson, président de la Fédération Française Handisport (FFH) : « La ministre des sports, Roselyne Bachelot, et sa secrétaire d’État, Rama Yade [d’avant le remaniement NDLR] se sont étonnées de ne pas me voir, raille-t-il. Forcément : elles étaient dans un lieu où je ne pouvais pas aller ! ». En effet, la tribune d’honneur est installée dans des gradins bardés de marches. « Il y a une tribune pour les officiels, poursuit Gérard Masson, et une tribune pour les non-officiels… »
Le Grand Palais est en effet un écrin aussi magnifique que mal accessible pour les sportifs et spectateurs handicapés. À l’extérieur, deux rampes dont le ciment séchait encore la veille de l’ouverture; à l’intérieur, des élévateurs provisoires desservis par des plans très inclinés, chacun manoeuvré par un bénévole assigné à demeure, la porte de la cabine s’ouvrant bien évidemment dans l’emprise du palier d’accès ! Au sol, les proéminents passe-câbles constituent des obstacles pénibles à franchir. Et côté besoins naturels, deux WC provisoires accessibles (mais pas adaptés et trop étroits) pour un public de plusieurs dizaines de personnes paralysées.
Parole avait pourtant été donnée le 4 décembre 2007 par le président de l’établissement public gérant le Grand Palais, Yves Saint-Geours : « C’est un lieu unique pour des événements exceptionnels. Nous avons un défi à relever pour sa mise en accessibilité ». Ni lui, ni son successeur, Jean-Paul Cluzel, n’ont relevé ce défi, le chantier de mise en accessibilité de la nef du Grand Palais ayant pris au moins un an de retard. Nouveau président de l’établissement public du Grand Palais, Jean-Paul Cluzel s’est fait suffisamment discret pour ne pas croiser Gérard Masson. « J’ai envie de dire plus jamais ça, soupire ce dernier, mais ça fait 40 ans que je le dis ! J’ai même l’impression que parfois on régresse. À la fin, on dira qu’on a réussi de bons championnats, on aura mis des rustines partout, on aura admis qu’avec de nombreuses personnes handicapées on pouvait se satisfaire de deux WC accessibles… » La commission de sécurité et d’accessibilité avait donné la veille un avis défavorable, mais la Préfecture est passée outre. « C’est catastrophique ! « , avait alors déclaré l’un des membres de la commission, pour qualifier l’accessibilité.
Malheureuse en accessibilité, la France est néanmoins heureuse en handi-escrime : au soir de la première journée de compétition, Laurent François emporte le titre et une première médaille d’or au sabre catégorie B. Marc-André Cratère (catégorie A) et Romain Noble (catégorie B) finissent troisièmes au sabre et obtiennent une médaille de bronze, de même que Fabrice Moufle au fleuret catégorie C.
Dimanche 7 novembre : au bord de la piste centrale, les loges hier bondées de fauteuils roulants sont aujourd’hui désertes. Les agents de sécurité empêchent les handisportifs d’y accéder, place nette est faite pour les spectateurs handicapés payants. Problème : les quatre « fauteuils » qui sont là ont tous reçu une invitation… et les handi-escrimeurs se retrouvent relégués dans un coin, à l’extrémité de la piste, loin de l’action. Les deux WC mobiles accessibles sont fermés, hors d’usage, il n’en reste qu’un seul, celui du Grand Palais, côté femmes parce que le côté hommes est fermé à clé ! Mais sur ce terrain-là, les spectateurs valides sont à égalité, la plupart des cabinets d’aisance étant également hors d’usage…
Dehors, la nuit est tombée et la confusion est à son comble : les handisportifs attendent sous la pluie d’être embarqués à bord de fourgonnettes adaptées alors qu’aucun « embarcadère » n’a été aménagé. Il faut pourtant acheminer 240 escrimeurs handicapés dont 103 en fauteuil roulant vers la Résidence Internationale de Paris (qui abrite également le siège de la FFH) dans laquelle ils sont logés. Un trajet de 10 km qui peut prendre plus d’une heure aux heures de pointe, et qui ne peut être effectué par un métro totalement inaccessible. « On a sollicité la préfecture de police de Paris pour utiliser les couloirs de bus, explique Julien Brousson, chargé de l’organisation des transports. Mais la préfecture n’a pas fait de ‘ventousage’ pour bloquer les emplacements de stationnement des autocars; alors on les retrouve en double ou triple file devant le Grand Palais ». Si le nombre de fourgonnettes adaptées paraît suffisant, la situation est tendue. Pour transporter des mal-marchants et des accompagnateurs, l’organisation a dû louer deux autobus à la RATP : 10.000€ chacun la semaine, la RATP sait même faire payer l’inaccessibilité de son métro…
Nos handi-escrimeurs terminent pourtant cette seconde journée avec deux médailles de plus : le bronze pour Laurent François et Alim Latrèche, tous deux au fleuret catégorie B. Les escrimeurs valides français sont toujours bredouilles ! Et la première Marseillaise qui résonne au Grand Palais est à l’actif des escrimeurs handisport pour la cérémonie protocolaire de la compétition de sabre. « Tirer au Grand Palais, c’est particulier, commente Laurent François. Quelque part, on a une pression supplémentaire. On est à Paris, pas dans un gymnase mais dans un lieu magnifique. On a eu la chance d’être les premiers finalistes, devant tout le public, et en plus les premières médailles à être remises étaient les nôtres, c’était complet ! Tirer devant son public, ça porte, ça transcende encore plus, quand on baisse un peu de rythme on entend les encouragements, les ‘allez allez’, ça rebooste ! ». Au journal de 19 heures de France Info, pas un mot sur le championnat du monde d’escrime…
Lundi 8 novembre : le présentateur du journal de 8 heures de Radio France Internationale relève un « zéro pointé pour l’escrime française ». Le quotidien Métro publie une interview de Laura Flessel mais n’écrit pas une ligne sur les résultats des handi-escrimeurs. France Soir titre « Les Bleus n’y arrivent pas »… La coupe déborde et le ton monte à la FFH, dont le communiqué quotidien est titré « Quand l’info sabre le handisport. Chut… la France gagne ! ». Et Gérard Masson de tempêter : « Nous sommes réalistes, le traitement médiatique ne peut pas être identique à celui des valides, c’est certain, mais que nos médailles soient passées sous silence, ou presque, est insupportable ! » C’est au soir de ce 3e jour de compétition que l’agence de communication de la Fédération Française d’Escrime (FFE) intègre enfin la compétition handisport dans son communiqué quotidien. Mais il aura fallu que son président, Frédéric Pietruszak, intervienne pour rappeler qu’il n’y a « qu’une équipe de France ».
La journée s’achève avec une médaille d’argent décrochée par Alim Latrèche, le bronze revenant à Marc-André Cratère, tous les deux à l’épée catégorie B. Les escrimeurs valides connaissent également le succès avec l’or qui récompense Maureen Nisima à l’épée dames, l’argent Gauthier Grumier et le bronze Jean-Michel Lucenay à l’épée hommes.
Mardi 9 novembre : l’équipe de France masculine handisport obtient au sabre le titre mondial ! Laurent François, Moez El-Assine et Romain Noble battent en finale l’équipe de Hong-Kong par 45 touches à 23. « Ces championnats sont un moment exceptionnel pour nous les handis et aussi pour les valides, commente l’handi-escrimeur David Doisy, licencié au Cercle Sportif de l’Institution Nationale des Invalides (CSINI). Se retrouver face à ce public est quelque chose d’exceptionnel, qu’on ne peut même pas s’imaginer dans les plus grands rêves… Être soutenu, entendre les gens chanter La Marseillaise : le son avait été coupé, c’était tout le public qui chantait, c’était exceptionnel et restera gravé à jamais dans ma mémoire ! »
Mercredi 10 novembre : branle-bas de combat au Gouvernement (Fillon II), qui expédie au Grand Palais la secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, Nadine Morano, accompagnée du député UMP de la Loire, Jean-François Chossy, nouvellement chargé par le Premier Ministre d’une mission sur l’évolution des mentalités et le changement de regard porté par la société sur les personnes handicapées. « Il me semblait qu’on était une équipe, leur explique Laurent François. Nous, on a encouragé les escrimeurs valides, on est autant déçu qu’eux qu’ils n’obtiennent pas de médailles. » Et de souligner que c’est la chaine de télévision (privée) TF1 qui a consacré dans son journal de 20 heures un reportage complet sur les bons résultats des athlètes handisport, alors que France Télévisions, pourtant diffuseur exclusif du championnat du monde, n’en a présenté aucun. « La société française a besoin de bouger, explique Nadine Morano, les médias ont besoin de s’impliquer plus pour relayer les résultats sportifs de nos sportifs handicapés qui font l’honneur de la France ». Et elle embraye sur les jeux olympiques et paralympiques : « J’ai toujours trouvé choquant que nous ayons des jeux olympiques et des jeux paralympiques. Si nous arrivions à faire, en rediffusion d’ailleurs, une mixité des épreuves et non pas deux jeux différents, je crois qu’on intéresserait l’ensemble du public aux exploits de tous nos sportifs. Il faut que les épreuves aient lieu en même temps. Vous pourrez compter sur mon entière détermination à faire bouger les choses sur le sujet. ». Aux côtés de la future ex-ministre en charge des personnes handicapées, Gérard Masson fait la moue, lui qui sait mesurer l’organisation pharaonique que nécessiterait l’organisation simultanée des jeux olympiques et paralympiques…
Ancien champion du monde et olympique d’escrime, maintes fois médaillé, ministre des sports de 2002 à 2007, Jean-François Lamour est nettement plus pondéré : « Ces championnats du monde sont une vraie réussite, et cette convergence valide handisport que tout le monde appelle de ses voeux est un vrai plus pour cette édition des championnats du monde, en particulier à Paris, dans cette nef du Grand Palais qui est vraiment un lieu unique. » Mais y a-t-il vraiment une seule équipe de France ? « Vous voulez que je vous dise vraiment le fond de ma pensée ? confie Jean-François Lamour. Pas encore. Mais franchement, le travail qui a été fait par la Fédération Française Handisport, la commission escrime et la Fédération Française d’Escrime depuis de nombreuses années tend à la convergence et c’est une très bonne chose. Chaque spécialité à sa spécificité, avec ses difficultés d’organisation, d’entraînement, il y a encore beaucoup à faire sur la préparation des athlètes, sur leur insertion. Deux cadres sont mis à la disposition de la commission handisport d’escrime, cela démontre qu’il commence à y avoir une meilleure cohérence, une mutualisation des moyens et c’est une bonne chose. »
Sur la piste, les fleurettistes apportent la 10e médaille au palmarès français, celle de bronze, gagnée face à la Pologne par Damien Tokatlian, Ludovic Lemoine, Alim Latrèche et Laurent François. « Ces championnats ont été assez mouvementés pour moi, explique Ludovic Lemoine, fleurettiste licencié au club La Rapière à Chamalières (Puy-de-Dome). En individuel, j’ai perdu d’une touche en quart de finale. Par équipes, le cauchemar a continué avec une demi-finale perdue 44 à 45 contre les Russes. On a quand même réussi à sauver la médaille de bronze, je suis très content de l’avoir obtenue ». Le public et l’ambiance l’ont enchanté : « D’habitude, les compétitions sont organisées dans des gymnases assez vastes, mais rien de commun avec le Grand Palais. Les spectateurs viennent facilement nous voir, que ce soient les adultes ou les enfants, ils s’intéressent à notre escrime ».
Jeudi 11 novembre : les WC « en dur » sont tous ouverts… mais les vigiles ont agrafé les épais rideaux qui ferment le couloir qui les dessert ! À l’opposé de la nef du Grand Palais, dans la zone handisport, les WC mobiles sont fermés. Sur la piste centrale, des comédiens cascadeurs costumés proposent au public venu assister à la dernière journée de compétition handisport une démonstration d’escrime artistique. Dans les allées, Gérard Masson a le sentiment que les officiels le fuient : « Ce qui me choque, c’est que la France est candidate pour les jeux olympiques et paralympiques d’hiver de 2018 à Annecy, certains athlètes qui ont assisté au mondial d’escrime participent à des commissions internationales et se posent la question : est-ce que la France sait faire ? »
Aussitôt terminée la finale pour la troisième place entre le Japon et la Russie, les handi-escrimeurs français et l’encadrement envahissent les loges et font l’ambiance à coups de klaxon et de trompes pour la dernière finale de la compétition handisport : France-Pologne à l’épée. Romain Noble attaque le tournoi par 5 touches à 0 face à Radoslav Stanzcuk. Mais Marc-André Cratère subit l’échange contre Dariusz Pender, la Pologne mène 10 touches à 7. David Maillard renverse la tendance devant Grzegorz Pluta et ne concède que trois touches alors qu’il en marque huit : la France mène 15 à 13. Face à Radoslav Stanzcuk, Marc-André Cratère semble en retrait pour affronter un adversaire plus précis bien que peu vif, tous les deux jouent la défense et la Pologne mène à nouveau 20 touches à 18. Volontaire et précis, concis dans l’échange, Romain Noble dynamite Grzegorz Pluta, la France reprend l’avantage 25 à 21. Les encouragements fusent pendant que David Maillard affronte Dariusz Pender qui concède deux touches, la France mène 30 à 24. Dans les loges, les handi-escrimeurs français et le staff supportent un Marc-André Cratère qui trouve enfin ses marques face à Grzegorz Pluta, poussé par l’équipe : et il se reprend, portant l’avance à neuf touches pour terminer l’échange par un 35 à 26. David Maillard contient les assauts de Radoslav Stanzcuk, sa résistance porte l’écart à 11 touches. Et c’est Romain Noble qui assure la manche décisive face à Dariusz Pender : les deux escrimeurs s’observent, tendus, jusqu’à la délivrance finale sous le déchaînement du public, la France emporte la finale d’épée handisport par 45-37.
« C’est génial, c’est génial ! répète un Romain Noble profondément ému. C’est magique, en plus en France, devant notre public, c’est trop d’émotion ! C’est aussi la victoire d’Alim Latrèche : il y en avait forcément un qui n’allait pas être pris, mais c’est sa victoire aussi ». « Alim nous a accompagnés tout au long de la préparation et c’est grâce à lui qu’on était à ce niveau là aujourd’hui, poursuit David Maillard. On parle beaucoup de nous mais il y a toute une équipe derrière, les cadres, les préparateurs physiques, les préparateurs mentaux, les tacticiens et puis l’armurier bien sûr. Alors on leur dédie aussi notre victoire ». Au bout de la piste, face au drapeau tricolore, les escrimeurs entonnent en choeur avec le public une Marseillaise sans musique qui récompense une équipe de France qui termine à la 3e place de la compétition.
Côté grands médias, hélas, TF1 n’honore pas ce dernier jour de compétition, préférant parler tennis, et c’est France 2 qui annonce en quelques images la victoire des français à l’épée : « Bilan provisoire, 11 médailles dont 3 d’or », annonce un David Pujadas qui ignore que la compétition handisport s’est terminée sur ce podium doré !
Post-scriptum : lundi 15 novembre. Nadine Morano (promue la veille ministre de l’apprentissage et de la formation professionnelle au gouvernement Fillon III) s’attribue, lors du Grand Journal de Canal Plus, la maternité de la couverture par les journaux télévisés de TF1 et France 2 des résultats de nos handi-escrimeurs : « J’ai envoyé un communiqué et j’ai appelé les patrons de chaînes pour leur signifier que nos champions handicapés avaient gagné des médailles et qu’il n’était pas possible d’entendre au journal de midi que nos champions handicapés n’avaient pas gagné de médailles ». A croire, décidément, que les chaines de télévision sont aux ordres du Gouvernement…
Laurent Lejard, novembre 2010.