Quand l’acuité visuelle diminue de façon significative, parfois jusqu’à une cécité complète, l’angoisse peut devenir insupportable. Passés les premiers moments où l’on tente de se persuader que « c’est impossible », que « ça va revenir », la dépression peut submerger toutes les facettes de la personnalité et paralyser toute action. Les repères qui permettaient jusqu’alors de s’affirmer au monde parmi les autres ne sont plus pertinents. Pour comprendre ce qui est arrivé et imaginer qu’un élan vers un avenir ouvert est toujours concevable, un important travail de reconstruction de l’image de soi est nécessaire. La rééducation tient, bien sûr, une grande place dans la conquête de cet univers où la perception visuelle n’est plus l’élément dominant. Mais les nouveaux apprentissages (déplacements, braille, utilisation d’aides techniques, etc.) seront d’autant plus efficaces qu’ils seront acceptables et acceptés par la personne déficiente visuelle, non pas comme les signes d’une infirmité mais comme des outils l’autorisant à faire des découvertes.

Pour effectuer ces nouvelles explorations, la référence essentielle reste le temps intime. Selon l’histoire personnelle où s’interpénètrent les aspirations sociales, la vie professionnelle, les relations familiales, c’est le temps vécu – dont le déroulement est propre à chaque individu – qui va optimiser les efforts entrepris. Ce temps qui peut diminuer l’intensité de la souffrance. Ce temps nécessaire pour affronter l’épreuve de la réalité avec les déceptions, les échecs mais aussi les enthousiasmes inattendus et les plaisirs ressentis parmi les autres, quels qu’ils soient. Cette lente évolution s’accomplit avec le soutien de professionnels à l’écoute de leurs patients et avec la persévérance de l’entourage averti de la complexité des situations rencontrées. Elle seule permet à la personne déficiente visuelle de tester sa nouvelle image et enfin de s’accepter capable d’aimer, d’être aimé, d’oser et d’agir malgré les pertes subies en réinvestissant le champ des possibles.

Une confiance indispensable. Aller travailler, rencontrer des amis, prendre les transports en commun nécessite de sortir, de se montrer aux autres. Pour tout un chacun, un petit coup d’oeil dans le miroir avant de partir rassure et donne le top du départ. La personne déficiente visuelle, quant à elle, est contrainte de se fier au jugement d’autrui pour savoir si tout est en ordre dans sa présentation. Comment choisir des vêtements, une coiffure, du maquillage quand l’acuité visuelle est très diminuée, voire nulle ?

Dans son ouvrage « Oser être femme – Handicaps et identité » (Desclée de Brouwer), Delphine Siegrist nous livre, parmi les témoignages qu’elle a recueillis, ceux de femmes déficientes visuelles qui expliquent comment elles répondent à cette question au jour le jour : « J’adore donner de moi- même une image séduisante… le vêtement est pour moi un accessoire. Si je veux plaire, je fais tout pour ! ». « Pour moi, c’est important d’aller régulièrement chez le coiffeur, d’être bien habillée, maquillée, d’être féminine ». « J’adore les boucles d’oreilles, je choisis la forme et me moque de la couleur ! ». « Quand il commence à faire froid, je demande à mon mari si les femmes portent leurs collants. Si c’est le cas, comme je suis frileuse, je peux mettre les miens ! »

Tel jeune homme aveugle célibataire nous explique, par ailleurs, comment il a demandé à ce qu’on classe ses vêtements et ses accessoires (cravates, chaussures) par famille de couleur et par matière afin d’être certain de ne faire aucune erreur : « ainsi, explique- t-il, je n’ai besoin d’aucune aide et je suis à peu près certain que ma mise est impeccable ! ».

Nous avons demandé aux experts de VoirPlus, le portail consacré aux personnes handicapées visuelles, ce qu’ils avaient à nous dire sur cet aspect de la vie quotidienne. Ils expliquent que la méthode employée par la plupart des aveugles est d’avoir quelques personnes « de référence » auxquelles elles demandent conseil. Avec toutefois la prudence qui s’impose quand deux amis ne sont pas d’accord entre eux, que l’un dit « Essaye ça, c’est super » et l’autre « Tu ne vas pas lui faire mettre ça ! ». Attention aussi à l’évolution de la mode car souvent, ce qui n’allait pas du tout ensemble il y a quelques années quand une personne avait encore une vision fonctionnelle, fait aujourd’hui la une des journaux !

Pierre Brunelles, Véronique Gaudeul, novembre 2000.

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