Il est toujours délicat de résumer une vie aussi exceptionnelle que celle de Jacques Lusseyran, dont les mémoires – « Et la lumière fut » – viennent d’être rééditées par les Éditions du Félin. Comment résumer une personnalité aussi riche et présenter un tel récit sans rien édulcorer ? Le rapport de Jacques Lusseyran à la vision est étonnant; il raconte comment il a vécu sa cécité, survenue brutalement à l’âge de huit ans, comment il en a fait sa chance, apprenant à découvrir les choses et les êtres avec ses autres sens, à voir mieux que les voyants. Une qualité particulière qui fit de lui un « testeur d’hommes » au sein du réseau de Résistance qu’il créa en mai 1941, les Volontaires de la Liberté. Jacques Lusseyran avait entendu l’appel du 18 juin 1940 lancé depuis Londres par le Général de Gaulle, dès ce moment il était entré en Résistance.
Les Volontaires de la Liberté éditèrent des publications clandestines, organisèrent un réseau d’information parmi les étudiants et les élèves des Grandes Écoles. Ils devinrent experts dans la fabrication de faux papiers. Prenant conscience de leur isolement parmi les mouvements de Résistance, Jacques Lusseyran et la majorité de ses camarades décidèrent de rejoindre, début 1943, Défense de la France, un réseau dirigé par Philippe Viannay (fondateur après la guerre du Centre de Formation des Journalistes, puis de la célèbre école de voile des Glénans). L’apport du groupe Lusseyran donna un coup d’accélérateur à la diffusion du journal éponyme de Défense de la France qui atteint rapidement les 250.000 exemplaires diffusés clandestinement. Un journal qui devint quotidien, dès les premiers jours de la Libération, et prit comme nom France-Soir, titre célèbre dont les fondateurs furent dépossédés quelques années plus tard. Défense de la France diffusait une information recueillie au péril de la vie de ses journalistes, dont le sérieux et la qualité faisaient barre à la propagande des journaux collaborant avec l’occupant allemand ou déversant la propagande du régime de Vichy. Défense de la France semble avoir été le premier à publier, durant l’Occupation, des clichés dénonçant le traitement atroce infligé aux déportés, corps amaigris, exécutions sommaires, ensevelissement des cadavres… Grâce à l’action de Jacques Lusseyran, qui organisa le réseau clandestin de diffusion de Défense de la France, des centaines de milliers de français furent informés de la réalité de la guerre, des horreurs du régime nazi et de la Collaboration. Jacques Lusseyran fut arrêté par la Gestapo à l’été 1943. Interrogé, il dut probablement à sa cécité de ne pas être torturé. Mais après six mois d’emprisonnement, ce « handicap » ne lui épargna pas la déportation : en janvier 1944, il arriva à Buchenwald et y resta jusqu’à la libération du camp en mai 1945. Il réussit à survivre en servant d’interprète, en soutenant les autres, les plus faibles que lui, et en étant protégé par d’autres déportés. Il séjourna dans le bloc des invalides, dont il s’efforce, dans son récit, de trouver les mots pour traduire l’indicible horreur.
La France libérée ne fut guère reconnaissante à Jacques Lusseyran. Étudiant brillant, le Ministre de l’éducation du régime de Vichy, Abel Bonnard, lui avait interdit personnellement de se présenter en 1943 au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. Cette sanction ne fut pas levée à la Libération, les aveugles demeurèrent jusqu’en 1955 interdits d’enseignement. Ce fut donc à l’étranger (et au sein de l’Alliance Française) que Jacques Lusseyran pu réaliser son désir d’enseigner. Ce qui le conduisit à accepter un poste à Cleveland (U.S.A) peu de temps avant que la réglementation française soit enfin modifiée. Jacques Lusseyran est mort prématurément, d’un accident, en 1971.
Jacqueline Pardon, qui participa à la création puis au Comité Directeur de Défense de la France, et qui partagea sa vie de 1945 à 1955, explique : « Jacques était élève en classe préparatoire au Lycée Louis Le Grand, à Paris. Il a eu l’idée de regrouper autour de lui un groupe de camarades pour manifester son opposition à l’Occupation, au nazisme, son désir de liberté. Pour cela, ils ont créé un journal qui s’appelait Le Tigre, il regroupait 200 élèves et étudiants ».
« Jacques était, à ma connaissance, le seul aveugle dirigeant un réseau de Résistance. Jacques Oudin, qui était son second, connaissait le chef du réseau Comète, Robert Aylé, chargé du rapatriement d’aviateurs alliés tombés en France; c’est lui qui a mis Jacques Lusseyran en relation avec Philippe Viannay. Ils ont rejoint Défense de la France et ont apporté 200 jeunes hommes tous prêts à agir, qui furent le fer de lance de la diffusion du journal Défense de la France. Jacques a continué à diriger la diffusion jusqu’à son arrestation, le 20 juillet 1943. Il a écrit plusieurs articles, dont ’14 juillet Fête de la liberté’, que je trouve remarquable et qui est paru dans le numéro du 14 juillet 1943. Il y proclame : ‘La Liberté, seuls ceux qui savent l’avoir perdue la possèdent !’. La cécité l’a certainement aidé à se soustraire à la surveillance policière, mais il était très connu parce qu’il avait recruté de nombreux jeunes : elle ne le protégeait donc pas. En déportation, ce qui l’a protégé, c’est sa force intérieure, celle qu’il a tirée de l’accident qui l’a rendu aveugle, pour retrouver en lui une vision intérieure, la lumière. Il a tenu au bloc des invalides comme il a lutté contre les inconvénients de la cécité. Elle l’avait préparé à se battre, elle a constitué sa force. Il a développé en lui des qualités de courage, d’adaptation, d’ouverture vers l’autre qui l’ont beaucoup aidé ».
« J’ai rencontré Jacques en janvier 1943, quand il a rejoint Défense de la France; nous faisions tous deux partie du Comité Directeur. Nous avons été arrêté le même jour [le réseau avait été dénoncé N.D.L.R], tombant dans une souricière. Nous avons été emprisonnés à Fresnes, j’en ai été libérée pour être suivie par la Gestapo. Je le savais, je me suis échappée et j’ai rejoint le Maquis en Bourgogne. La vie ne l’a pas épargné, lui, à son retour de déportation. Sa vocation était d’enseigner, ce qu’il faisait remarquablement. Il n’a pas pu préparer de nouveau les concours de l’agrégation et de l’Ecole Normale Supérieure puisque l’arrêté de 1943 qui interdisait aux aveugles de se présenter à ces concours n’avait pas été abrogé ! Alors nous avons enseigné à l’étranger : notre premier poste était en Grèce, à Salonique, en 1947, en pleine guerre civile… Jacques pouvait enseigner à l’étranger mais pas en France. Quand nous sommes revenus, Jacques a travaillé à l’Alliance Française, ainsi qu’à l’école normale de Saint-Cloud, jusqu’à ce qu’il obtienne un poste à la Sorbonne pour enseigner la littérature française à des étudiants étrangers. Il y avait 400 personnes à ses conférences, et les Américains l’ont invité à enseigner aux Etats-Unis. C’est à ce moment que nous nous sommes séparés mais nous sommes restés amis. La veille de son accident fatal, nous avions longuement parlé… »
Jacqueline Pardon estime que la France doit encore rendre hommage à Jacques Lusseyran, même si la réédition des ses mémoires et les articles de presse qui l’ont accompagnée y participent. Ce récit a été très lu en Allemagne, il en est à sa dixième réédition. « C’est un livre qui fait partie du programme scolaire », précise Jacqueline Pardon.
Laurent Lejard, décembre 2005.
« Et la lumière fut », par Jacques Lusseyran. Préface de Jacqueline Pardon. Éditions du Félin, collection Résistance Liberté Mémoire. 18,90€. Par ailleurs, le Musée de la Résistance Nationale (Champigny sur Marne, 94) présente jusqu’en juin 2006 une exposition consacrée au mouvement Défense de la France. Le musée est accessible aux personnes handicapées motrices, stationnement possible dans la cour arrière, accès direct par ascenseur. Parc Vercors, 88 avenue Marx Dormoy, 94501 Champigny sur Marne. Tél. 01 48 81 53 78.