L’Administration veut se moderniser tout en faisant des économies, mais laisse de côté une partie de ses agents. Parmi eux, les fonctionnaires déficients visuels réclament de longue date l’adaptation des logiciels libres aux outils informatiques spécifiques qu’ils emploient : claviers et plages tactiles braille, lecteur de pages à l’écran, outils de grossissement et de contraste… Si tous ces outils, périphériques comme logiciels, fonctionnent sous Windows, ce n’est pas le cas avec Linux. La suite bureautique OpenOffice nécessite des adaptations, ainsi que les progiciels qui ont été spécifiquement conçus pour l’Administration française. Pourtant, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault a signé le 26 septembre dernier une circulaire de généralisation des logiciels libres dans l’Administration de l’État.
Ni concertation, ni information.
« L’accessibilité est au point zéro, déplore Edouard Ferrero, vice-président de la Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes (CFPSAA). La Cellule de Recrutement et d’Insertion des Personnes Handicapées (CRIPH) du ministère de l’Economie a financé avec le Fonds d’Insertion Professionnelle des Personnes Handicapées dans la Fonction Publique (FIPHFP) l’adaptation d’IBM Lotus Symphony [développé à partir d’OpenOffice NDLR], qui a été déployée sur quelques postes de travail. Mais cette solution d’accessibilité du logiciel n’a pas été présentée aux associations de personnes déficientes visuelles, et nos multiples interventions auprès du FIPHFP pour qu’il la fasse connaître sont restées sans réponse. Donc, les agents déficients visuels continuent à travailler avec leur pack Microsoft Office. » L’opacité règne également en matière d’information sur l’accessibilité des sites Internet et Intranet de l’administration de l’État : « Nous n’avons pas d’interlocuteur, poursuit Edouard Ferrero. Un service du Gouvernement aurait travaillé sur une solution, qui devrait être transmise au FIPHFP pour financer sa mise en oeuvre, et un chargé de mission serait recruté… »
En fait, depuis le départ en retraite du « Monsieur Accessibilité » de l’Administration électronique il y a tout juste deux ans, personne n’a fait vivre ce sujet. « Le décret et l’arrêté sur l’accessibilité du web sont un échec, reprend Edouard Ferrero. De là découle l’inaccessibilité des logiciels. Pour un agent déficient visuel, travailler est devenu une galère. » Proche de la retraite, Edouard Ferrero vit quotidiennement cette réalité au ministère de l’Agriculture : il ne peut, sans l’aide de collègues de travail, utiliser l’outil informatique, tel le logiciel Chorus, pivot de toute la gestion comptable et financière de l’État. Et il évoque la situation d’un fonctionnaire malvoyant qui ne peut, pour cause d’incompatibilité, utiliser le logiciel couramment diffusé ZoomText et doit suivre une formation longue pour se former à utiliser un progiciel « sans les yeux », le FIPHFP payant à la fois la formation et la perte de salaire de l’agent. « Il y a des problèmes techniques à cause de choix politiques erronés », conclut Edouard Ferrero.
Une Administration sans réponse…
Qui traite ces dossiers ? « Le ministère chargé de l’Economie numérique », répondent en choeur les bureaux de presse du Premier Ministre et du ministère chargé des Personnes handicapées. Le premier ignore apparemment que c’est pourtant un service du Premier Ministre, la Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication (DISIC), qui traite du déploiement des logiciels libres et de l’accessibilité des sites Internet publics, le second que la « liste de services de communication publique en ligne non conformes [est] publiée par voie électronique par le ministre chargé des personnes handicapées » en vertu de l’article 5 du décret sur l’accessibilité des services de communication publique en ligne.
Tout-nouveau patron de la Direction Générale de la Modernisation de l’État (DGME), Jérôme Filippini est un peu gêné par ce quiproquo: « C’est le Service d’Information du Gouvernement [SIG, dépendant du Premier ministre NDLR] qui pilote la mise en accessibilité des sites web de l’administration. Ce qui revient à la DGME, c’est de faire vivre le Référentiel Général d’Accessibilité pour les Administrations (RGAA), qu’il faudra bien un jour actualiser. La DISIC peut accompagner les directions de l’information des ministères chaque fois qu’il y a des travaux sur leur site web. » Jérôme Filippini le sait bien, lui qui dirigeait la DISIC avant d’être nommé à la tête de la DGME. Il estime toutefois que les logiciels libres ne nuisent pas et peuvent améliorer le travail, tout en précisant « quand le logiciel libre ne permet pas l’accessibilité, il n’est pas imposé de l’employer. » On n’avait pas repéré cela dans la circulaire du Premier ministre, les fonctionnaires déficients visuels seront ravis de l’apprendre… Reste que 25 millions d’euros pris par décision gouvernementale sur les réserves du FIPHFP sont mobilisés depuis plus d’un an pour financer l’accessibilité des sites web publics, sans que le chantier soit ouvert : « Il y a sans doute des efforts de coordination à faire entre le SIG et le FIPHFP », constate pudiquement Jérôme Filippini.
Mais en fait, rien n’a évolué depuis la publication en 2009 du Référentiel Général d’Accessibilité pour les Administrations. Le Service d’Information du Gouvernement était alors chargé de récolter les déclarations de conformité (ou pas) aux règles d’accessibilité du RGAA des sites web de l’Administration, mais il est impossible de savoir s’il l’a fait, faute de réponse de ce service qui dépend directement du Premier ministre, comme d’ailleurs la DISIC ! Seule certitude : la liste recensant les sites inaccessibles n’a pas été publiée par le ministère chargé des personnes handicapées, ainsi que le décret le prévoit. Cette liste n’aurait d’ailleurs concerné que les sites ayant fait l’objet de travaux significatifs de modification, précise Samuel Cuneo, chargé de Communication à la DGME.
Quant au Service d’Information du Gouvernement, c’est dans le rapport 2011-2012 de l’ Observatoire Interministériel de l’Accessibilité et de la Conception Universelle (OBIACU) que l’on apprend ce qu’il fait : « Le SIG a organisé fin 2011 un sondage auprès des ministères [qui] indique que la démarche de mise en conformité avec le RGAA a été jusqu’à présent peu engagée. » Le SIG devait mettre en place en 2012 un plan d’actions (réseau de référents accessibilité dans les ministères, sélection d’un prestataire d’audits, mission d’accompagnement sur la connaissance du RGAA) : l’a-t-il lancé ?
Pour sa part, Didier Fontana reste muet : haut-fonctionnaire handicapé, il a créé et dirige la Cellule de Recrutement et d’Insertion des Personnes Handicapées dans les ministères économique et financier (CRIPH) qui a financé l’adaptation aux utilisateurs déficients visuels du logiciel OpenOffice. Son silence s’explique probablement par la fin de son second et dernier mandat de président du FIPHFP.
…sur fond d’opacité financière.
Dans ce contexte, à quoi ont pu servir les 25 millions d’euros prélevés sur les réserves du FIPHFP par le précédent Gouvernement, conformément à ce qu’il avait annoncé lors de la Conférence Nationale du Handicap du 8 juin 2011 ? « Le FIPHFP n’a pas de porte-parole en ce moment et ne peut répondre, assène Anne Foucault, responsable de la communication. Le Comité National et la présidence sont à renouveler depuis le 27 septembre, et le directeur général est parti le 30 septembre. On attend les arrêtés de nominations soumis aux cinq [!] ministres de tutelle. » Le navire FIPHFP est une nouvelle fois sans gouverne, et Anne Foucault se retranche derrière cette déshérence pour verrouiller l’information, refusant de préciser quelles actions sont engagées… s’il y en a.
Pourtant, les usagers qui se sont exprimés lors des Etats-Généraux de la Déficience Visuelle de novembre 2011 sont très favorables aux logiciels libres, estimant que « l’Etat devrait investir dans leur développement et amélioration pour éviter d’avoir à financer indéfiniment des logiciels propriétaires. Il n’existe pas aujourd’hui de logiciel libre d’adaptation visuelle comparable à ZoomText ou Supernova, l’Etat devrait investir dans un développement de ce type. » Théoriquement, 25 millions d’euros sont disponibles pour cela, mais avec une kyrielle de logiciels et des dizaines de milliers de sites web à adapter, ce pactole supposé ne suffira pas à la tâche.
Les associations de personnes déficientes visuelles soulignent régulièrement les difficultés des aveugles ou malvoyants à occuper un emploi, constant que les travailleurs moins lourdement handicapés sont privilégiés. L’absence totale de mise en oeuvre de l’accessibilité des logiciels libres et des sites web publics, pourtant étudiée depuis plus dix ans, est un bien mauvais message adressé à quelques jours du lancement de la Semaine pour l’emploi des personnes handicapées. Et un pavé dans le jardin du Premier Ministre, Jean-Marc Ayrault, qui en décidant le 26 septembre dernier la généralisation du logiciel libre dans l’Administration a oublié de fournir la « fiche diagnostic-handicap » qu’il a rendue obligatoire 22 jours plus tôt… Etonnant, non ?
Laurent Lejard, octobre 2012.