Les Aveugles est une oeuvre peu connue de Maurice Maeterlinck, alors qu’elle ouvre une réflexion infinie sur le monde qui nous entoure et la manière dont nous l’explorons… ou pas. A la manière de ceux qui ont perdu la vue, ou ne l’ont jamais eu, que ce soit dans une dimension physiologique ou symbolique. Cette pièce, Bérangère Vantusso et sa compagnie Trois-six-trente ont voulu la monter en 2008 avec des marionnettes à taille humaine, très réalistes, un spectacle repris et très attendu lors du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes qui s’est déroulé à Charleville-Mézières (Ardennes) fin septembre. L’argument montre une douzaine de pensionnaires d’un hospice perdus dans une forêt hostile. Le prêtre qui les accompagnait a disparu, et pour cause : il est mort gelé !

« Maurice Maeterlinck a écrit trois pièces pour marionnettes, explique Bérangère Vantusso. Celle-ci n’en fait pas partie. Il a quand même précisé dans ses écrits qu’il serait intéressant de monter Les Aveugles en marionnettes, de chasser l’acteur de la scène et de le remplacer par ce qu’il appelait des ‘androïdes’. C’est-à-dire des figures qui ont l’air d’être humaines mais ne le sont pas. Cela pose la question de qui fait parler ces figures, qui les fait bouger. Il y a forcément de l’humain derrière. J’ai eu envie de monter cette pièce parce que justement je sentais que je pouvais développer un travail sur la relation entre les acteurs et la marionnette. Ils sont autour. Maeterlinck parle souvent de personnages ‘sublimes’ qui émaillent les pièces, qu’on pourrait qualifier de fatalité, de destinée ou plus largement de mort. Cela m’intéressait de construire cette population d’aveugles et de faire circuler autour d’eux une sorte de force, de présence un peu attentive, immanente, parfois inquiétante ou bienveillante, pour qu’il ne soient jamais seuls dans cette forêt mais toujours entourés par cette espèce de force obscure. Les personnages des Aveugles sont installés sur un îlot central autour duquel s’activent quatre marionnettistes pour les manoeuvrer. »

Question : Les personnages évoluent dans la pénombre, une ambiance un peu angoissante, dans le froid et les intempéries soigneusement rendus…

Bérangère Vantusso : J’ai voulu que les spectateurs puissent percevoir les sons comme les aveugles les perçoivent. Quelque chose d’assez fort, qui entoure, un peu étrange, dont on a du mal à définir la provenance. Il y a aussi la question de l’humain et de Dieu, une question centrale de la pièce. Ils sont 12, guidés par le prêtre de l’hospice, qui est un représentant de Dieu sur la terre, et tout à coup il n’est plus là. Alors, qu’est-ce qu’on fait si on n’a plus notre guide, qu’on est renvoyé à soi-même, dans l’obscurité qui pourrait symboliquement représenter l’âme, une forme de profondeur de l’être ?

Question : Ces aveugles seraient les apôtres ayant perdu Jésus ?

Bérangère Vantusso : Le chiffre est suffisamment symbolique pour qu’on y pense.

Question : Les aveugles ont la réputation d’être hyper clairvoyants, prédictifs, très sensibles, et là vous présentez des gens qui sont totalement perdus, incapables de se débrouiller, de s’orienter, de s’organiser entre eux, une société humaine totalement désordonnée.

Bérangère Vantusso : 
On sent que certains de ces aveugles sont totalement perdus, dans cette situation ils acceptent une sorte de réalité, du fait qu’ils ont 95 ans et qu’ils sont face à leur propre mort. Dans cette pièce, je pense que la question de la cécité est avant tout symbolique. Maeterlinck nous dit que nous sommes aveugles aux autres et à nous-mêmes. S’il n’y a plus ce Dieu qui guide, qu’est-ce que l’on est ? Dans cette pièce, Maeterlinck nous parle de la foi et notamment d’une sorte de puissance, quelque chose autour des hommes qui est symbolisé dans cette pièce par les marionnettistes, quelque chose qui n’est pas nommé mais qui nous entoure.

Question : Vos aveugles sont vieux à faire peur..

Bérangère Vantusso :
 Il faut qu’ils soient très vieux, très impressionnants. Pour mettre en scène la cécité dans la pièce, on a d’abord travaillé sur la sculpture pour essayer de trouver un regard qui soit un peu flou, vague. Et dans l’animation, on a cherché à accentuer cela. On a rassemblé beaucoup de photographies de vieilles personnes pour comprendre comment la vieillesse opère sur les visages et sur les corps, et pour trouver la diversité de ce groupe de marionnettes. Il y a celles qui se rident, qui s’empattent, qui sont poilues, ont des rougeurs sur la peau. On les a pensées dans un rapport scène-salle, qui fait que quand on les regarde de près, les peintures peuvent paraître un peu appuyées. Alors que quand on les voit sur le plateau, dans ces lumières très sombres, le rapport est différent.

Question :
 Que vous en ont dit des spectateurs âgés ou aveugles ?

Bérangère Vantusso : 
J’ai une amie aveugle qui est venue avec un groupe d’aveugles. Elle m’a dit qu’ils avaient vécu la pièce comme une oeuvre radiophonique. Ils ont été plongés dans la forêt via le son, et cette amie ne m’a pas renvoyé de frustration par rapport au spectacle dans son ensemble. La première chose qu’elle a dit, c’est qu’il s’agissait d’une vision de la cécité purement symbolique.

Question : Comment percevez-vous le thème de la cécité tel qu’il est développé dans les textes religieux, comme un parallèle avec l’ignorance, avec l’être incapable ?

Bérangère Vantusso : Je fais la part des choses. Parce que je fréquente une amie aveugle, Marguerite, je ne dirai absolument pas ça. Par contre, je pense que dans la pièce, c’est exactement ce que dit Maeterlinck. C’est une sorte de figure de l’être perdu sans son guide, ignorant et incapable d’une quelconque autonomie, soit dans la pensée, soit dans le geste. C’est une vision symboliste qui n’a rien à voir avec la réalité des personnes qui sont aveugles. En l’occurrence, mon amie m’impressionne par son autonomie et sa capacité à être au monde comme chacun d’entre nous. Il est intéressant, en lisant la pièce, de repérer les personnages « rabat-joie », ceux qui ne s’ouvrent pas, qui disent « on n’avait pas besoin de sortir, on était bien dans l’hospice, pourquoi il a voulu nous emmener, ça ne sert à rien. » Et il y a ceux qui expriment « il disait qu’il fallait découvrir le monde, y compris les endroits qu’on ne connaît pas, qu’il faut s’ouvrir, qu’il faut voir pour aimer. » Cela pose la question de ce que veut dire « voir ». Voir l’humain, plus que voir les herbes et les arbres et le concret. Prendre des risques, et avoir une autonomie d’action et de pensée, ne pas passer sa vie à suivre quelqu’un qui vous dise ce que l’on doit faire…


Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2013.


Les prochaines représentations des spectacles de la compagnie Trois-six-trente, dont Les Aveugles, figurent sur le calendrier de la compagnie.

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