Pendant la Seconde guerre mondiale, la France occupée par l’Allemagne nazie a compté des résistants emblématiques. Parmi eux, Jacques Lusseyran, lycéen parisien aveugle devenu chef d’un réseau de jeunes gens, les Volontaires de la Liberté. Intégrés dans Défense de la France, ils diffusaient par centaines de milliers d’exemplaires un journal qui devint France Soir à la Libération. Mais le réseau est tombé en juillet 1943, victime d’un traitre infiltré condamné à mort en 1945, et ses membres ont été déportés, Jacques Lusseyran réussissant à survivre à quinze mois d’abominations. Il a raconté son enfance et cette jeunesse en résistance dans l’autobiographie Et la lumière fut, rééditée en 2005 par les Editions du Félin, à l’occasion d’une exposition consacrée à Défense de la France au musée de la résistance nationale de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). C’est la vie de ce grand résistant qu’évoque l’auteur Jérôme Garcin à la manière d’un éloge lucide, Le Voyant, paru début janvier chez Gallimard, soit une semaine avant l’assassinat à Paris des journalistes dessinateurs de Charlie Hebdo, de policiers, et de clients juifs d’un supermarché cacher. Des événements tragiques avec lesquels la personnalité lumineuse de Jacques Lusseyran résonne particulièrement.

Question : Parmi tous les résistants oubliés, qu’est-ce qui vous a conduit à évoquer Jacques Lusseyran ?

Jérôme Garcin :
 Ce n’est pas le premier résistant auquel je me suis intéressé. Il y a 20 ans j’avais écrit le portrait de Jean Prévost, écrivain de la NRF, stendhalien émérite qui avait fait le choix de rejoindre le maquis du Vercors où il est devenu le capitaine Goderville et qui a été tué à Sassenage par les Allemands en 1944. Ce qui m’a attiré vers Lusseyran, c’est qu’avant le résistant il y a d’abord l’aveugle et l’écrivain qui m’ont captivé, la résistance est venue après. Elle illustre très bien les combats menés tout au long de sa vie par Lusseyran, mais le choc fondateur qui m’a poussé vers lui, c’est son livre, Et la lumière fut. Je pense que s’il n’y avait pas eu ce choc-là, dans tous les sens du terme, je ne me serais pas à ce point passionné pour cet homme, résistance ou pas.

Question : Vous avez découvert ce texte dans la réédition d’il y a une dizaine d’années par les Éditions du Félin ?

Jérôme Garcin : Absolument. Je ne l’avais pas lu avant, il y avait eu d’autres éditions. C’est François Georges qui à l’époque était le coordinateur de la collection Résistance-Liberté-Mémoire au Félin qui me l’avait adressé en me disant que le livre pourrait m’intéresser. Il ne pensait pas à quel point il allait me captiver ! Après, j’ai lu la réédition du récit de Lusseyran Le monde commence aujourd’hui. La bonne fortune a voulu que Claire Lusseyran [fille de Jacques NDLR] m’écrive; on s’est rencontrés et elle a mis à ma disposition des livres publiés et jamais réédités, y compris la toute première version de Et la lumière fut, et surtout la masse de ses textes non publiés, romans, nouvelles, contes. J’ai eu accès à la part méconnue, et pour cause, non publiée de Lusseyran.

Question : Dans cette biographie, vous faites à la fois un travail d’écrivain…

Jérôme Garcin : Ce n’est pas une biographie, je n’ai pas cette prétention-là, j’espère que d’autres la feront. C’est un exercice d’admiration, comme le livre Pour Jean Prévost il y a vingt ans. Évidemment, cela s’apparente à un récit biographique, mais tout n’y est pas, et je me suis davantage attaché à ce qu’a écrit et pensé Lusseyran qu’à ce qu’il a vécu. Dès le début, je me suis interdit un double travail. D’abord celui de romancier, alors que dans le passé il m’est arrivé de romancer les vies de personnages réels. Je l’ai exclu pour une raison morale parce que je ne voulais pas réinventer une vie qui déjà est inimaginable, fût-ce pour un romancier, et qu’il y a ce chapitre central de la traversée de Buchenwald où je m’interdisais encore plus d’être romancier. Je pense que cette expérience-là, seuls ceux qui l’ont vécue peuvent, soit la réinventer, soit prendre avec elle des libertés. De la même manière, l’exercice biographique aurait été voué qu’à ne mettre bout à bout les éléments d’une vie brève: Lusseyran n’avait que 47 ans quand il est mort, et cela n’aurait pas donné la mesure de cet homme. Il fallait passer par l’admiration, l’enthousiasme, même une forme de ferveur dont je pense que c’était la seule manière de le rendre communicatif.

Question : On lit dans cet éloge une partie qui l’est un peu moins, lorsque vous expliquez que Jacques Lusseyran de retour de Buchenwald se retrouve aux prises avec une dépression et entre les mains d’un « gourou » dont il ne parle pas dans Et la lumière fut.

Jérôme Garcin : Non, mais en revanche il lui a consacré un livre, Georges Saint-Bonnet Maitre de joie. Vous savez, la pire chose qu’on puisse faire quand on rédige un éloge, c’est de mettre de côté la partie ombreuse d’un personnage, même solaire. Il fallait montrer aussi les fragilités de cet homme qui peut ressembler à un roc, la période de l’après-guerre, de la Libération et du retour à Paris, de cette dépression que je mets d’abord sur le compte du désarroi d’un rescapé – ils n’ont pas été si nombreux à sortir de Buchenwald – de l’indifférence totale dans laquelle il a été accueilli à Paris. Je ne parle même pas du refus de reconnaissance : pas de médaille, pas de pension, pas d’honneurs, rien qui ne soit donné à un tout jeune homme de 20 ans qui avait été résistant, déporté, et dont la conduite avait été exemplaire. Ensuite, il y a la pire chose qu’ait pu connaître Lusseyran rentré dans ce pays libéré : il veut repasser pour la seconde fois ce concours de Normale Sup qu’il n’a pu passer en 1942 puisqu’il a été exclu manu militari de la salle où il le présentait du fait du décret du ministre de l’éducation Abel Bonnard qui interdisait aux handicapés de se présenter aux postes de la fonction publique. On lui ressort ce texte daté de 1942 et venu du régime de Vichy pour à nouveau lui interdire de présenter ce concours qui était la seule chose pour laquelle il survivait, si j’ose dire ! Pour être prof, pour enseigner, pour être un passeur de grands textes. En raison de cette opposition de se présenter à Normale Sup, Lusseyran a pour la première fois le sentiment d’être un handicapé. Il dit : « Je ne l’étais pas au lycée, je ne l’étais pas dans la résistance, je ne l’étais même pas dans un camp de la mort, mais je l’ai été pour des raisons administratives dans un pays qui venait de recouvrer sa liberté. »

Question :
 Vous évoquez la singularité de Jacques Lusseyran, mais c’est d’être aveugle, ou d’être seul ? Visiblement, c’était un homme qui n’était pas autonome, il avait toujours un bras pour le guider, des lecteurs pour connaître les livres, il était aux antipodes de l’aveugle autonome et indépendant.

Jérôme Garcin : 
Quand j’ai compris que tout au long de sa vie, entre ses 8 ans, l’accident qui le rend aveugle, et ses 47 ans, sa mort, jamais il n’a fait usage d’une canne blanche et même pas d’un chien guide, quand j’ai compris qu’il avait toujours eu une épaule sur laquelle mettre sa main, une main dans laquelle mettre la sienne, alors j’ai compris qu’il n’avait jamais été seul. D’où son sentiment, à la prison de Fresnes, d’être pour la première fois aveugle. S’il ressent pour la première fois l’obscurité, d’être dans la nuit dans cette cellule de Fresnes, c’est qu’il n’a pas de main ou d’épaule pour poser sa main. Il a toujours été entouré, aimé, voire admiré, donc il n’a jamais manqué. C’est quelqu’un dont la vie est une sorte de défi un peu insolent à l’autonomie. Sauf intellectuellement.

Question : Comment expliquez-vous que Lusseyran ait plus tomber dans l’oubli?

Jérôme Garcin : 
C’est une question capitale. Il y a une première raison qui vaut malheureusement toujours, d’ordre purement littéraire, que j’ai déjà invoquée et évoquée il y a 20 ans dans Pour Jean Prévost. Il était l’auteur d’une trentaine de livres, essais, romans, précoce puisqu’il est mort à 43 ans. Quand j’ai écrit Pour Jean Prévost, c’était d’abord un livre de colère avant d’être un exercice d’admiration et de réhabilitation. Aucun des titres de Prévost n’était disponible, même ceux publiés chez Gallimard. Et l’année où j’ai commencé ce livre, j’ai reçu trois biographies différentes de Robert Brasillach, écrivain collaborateur qui n’est pas sans talent d’ailleurs, et j’en ai conclu – même si c’est un petit peu expéditif comme jugement – en France en tout cas et à cause du génie littéraire incontestable de Céline, que les écrivains qui avaient fait le bon choix étaient de mauvais écrivains, des écrivains du bon sentiment, de la philosophie pour classes terminale, c’est-à-dire Saint-Exupéry, Albert Camus, Jean Prévost. Et qu’en revanche, tous les écrivains un peu noirs, un peu sulfureux, qui avaient collaboré, qui avaient pactisé avec les Allemands, qui avaient parfois écrit des articles odieux y compris antisémites dans la presse collaborationniste, comme Céline, comme Brasillach, Drieu la Rochelle, comme beaucoup d’autres, étaient crédités d’un supplément de talent, de verve. Cette équation a fait un tort terrible à l’édition de ces 20 dernières années. Effectivement, on ne trouvait quasiment plus rien des écrivains résistants et en revanche il n’y avait pas un seul inédit, un seul carnet de ces écrivains collabos qui n’ait été édité ! Tout cela a été valable pour Prévost, et malheureusement aussi pour Lusseyran.

Il y a aussi une seconde raison qui touche en particulier Lusseyran, qui est vraie aujourd’hui comme elle l’était de son vivant : on a fait de lui le témoin exclusif et le rescapé exclusif de Buchenwald. Et la lumière fut témoigne de l’enfer concentrationnaire, il l’a connu pendant quinze mois, il en est sorti, il a témoigné. Effectivement le livre est admirable. Cela veut dire que le reste qu’il a pu écrire, d’abord les éditeurs de son vivant n’en voulaient pas parce que le romancier Lusseyran, le conteur Lusseyran, le dramaturge Lusseyran, le poète Lusseyran, ils n’en voulaient pas. Il ne voulait que le témoin de Buchenwald, et ça, il en a beaucoup souffert parce que c’est toute sa raison d’être qui a été éradiquée de son vivant. Et si je devais donner une troisième raison qui est plus complexe à analyser, qui demanderait peut-être un peu de temps et de doigté, c’est que je pense que notre pays, plus que d’autres, à du mal avec ses héros et se complaît volontiers dans un masochisme, une amertume, une forme de détestation de soi qui est très propre à la France, qui fait que tous ceux qui sortent de l’ordinaire, qui sont lumineux comme l’était Lusseyran ont moins leur place que les dépressifs avantageux… Alors que ma conviction est que les gens ont envie, ont besoin de lui. Je suis très frappé depuis que Le Voyant est sorti, le 1er janvier de cette année, il y a eu la tragédie que l’on sait, les attentats. Ce livre a été déjà quatre fois réimprimé, des gens ne cessent de m’écrire « Enfin vous nous faites connaître quelqu’un qu’on va lire, tout de suite, dont on a besoin aujourd’hui », qui est considéré comme un contemporain capital parce que lui a su s’opposer à d’autres tragédies, à d’autres drames que ceux qu’on vit aujourd’hui, une force, une vaillance, une résistance hors du commun. Je pense que les gens ont davantage envie de ce message lumineux que de modèles dépressifs et négatifs. Lusseyran, ce porteur de lumière, vient au bon moment.


Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2015.


Le Voyant, par Jérôme Garcin, Gallimard, 17,50€. En librairies.

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