Le dinosaure, tel est l’un des (affectueux ?) surnoms de l’Association Valentin Haüy « au service des aveugles et des malvoyants » (AVH). Avec raison : elle est la plus ancienne dans ce domaine, fondée en 1889 par Maurice de La Sizeranne, devenu aveugle dans l’enfance. Mais connaitra-t-elle prochainement le sort des espèces disparues ? Anciens ou actuels salariés, cadres ou administrateurs s’interrogent sur le devenir d’une association qui réduit ses activités, ferme des services, envisage de licencier des salariés aveugles, veut rentabiliser ce qui reste. En cause, les conséquences d’une restructuration financière engagée au printemps 2013 : les administrateurs avaient alors décidé de transférer à une fondation créée spécialement 80% de son important patrimoine constitué au fil de dons et legs pour une valeur d’environ 100 millions d’euros. Confiée à des banquiers et financiers, la Fondation AVH devait faire mieux fructifier ce patrimoine et assurer, par ses revenus reversés à l’AVH, une subvention assurant à cette dernière la pérennité de ses actions en couvrant leurs déficits financiers. Précédemment, les administrateurs considéraient que les activités n’avaient pas l’obligation d’être bénéficiaires, doctrine qui a évolué. Aujourd’hui, l’association doit seule couvrir un déficit structurel d’environ trois millions d’euros, la Fondation ayant d’ailleurs réduit sa subvention pour 2015 alors que son patrimoine à l’actif du bilan augmentait de près de 7 millions d’euros grâce à l’absorption des biens d’une association dissoute, l’APAM, cela tout en vendant pour près de 3,4 millions d’actifs : une véritable performance ! Si la financiarisation du « groupe AVH » met en péril les missions de l’association, la loi du silence actuellement imposée aux administrateurs, de même que l’absence d’information des adhérents et salariés soulèvent les plus grandes craintes quant au devenir de ses actions.

Face aux inquiétudes publiquement exprimées, le président de l’AVH, Gérard Colliot, se réfugie dans le positivisme ainsi qu’il l’écrivait à notre rédaction le 6 mars dernier après la publication d’une première information : « L’association Valentin Haüy ne souhaite pas s’exprimer suite à la parution de cet article car, bien évidemment, elle réserve à ses équipes la primeur des informations qu’elle doit leur donner. Comme chaque jour, l’association travaille à son avenir et au développement de sa mission, c’est-à-dire agir pour l’autonomie avec les aveugles et les malvoyants. » Sauf qu’à ce jour les personnels, les bénévoles, les usagers et les adhérents ne savent toujours pas à quelle sauce ils vont être accommodés, la loi du silence étant en fait imposée. « Des informations ont fuité après le Conseil d’Administration de décembre dernier, concernant la restructuration de l’imprimerie braille, relate un cadre récemment retraité. La direction a préféré sanctionner un salarié plutôt que d’informer. » L’AVH ne publie pas les comptes rendus de ses Conseils d’Administration, ni sa comptabilité alors qu’elle est membre du comité de la Charte « pour donner en confiance ». « Il n’y a pas de projet dans la mesure où l’on ne connaît pas les orientations des dirigeants, reprend ce cadre. Il règne une opacité totale sur la gestion administrative. L’association est en péril, en train de décliner. Les jeunes et les moins jeunes s’en détournent. Les dirigeants disent que le braille n’a plus sa place à l’AVH alors qu’avant ils le défendaient. » Comme l’association est peu investie dans les nouvelles technologies et l’informatique accessible (son site web est d’ailleurs défectueux à cet égard), il n’y a guère d’alternative.

« Je partage les inquiétudes, et je dirai même la colère, de celles et ceux qui assistent à son démantèlement programmé, clame Françoise Madray-Lesigne qui a été Secrétaire générale de l’AVH de 2000 à 2009. Je constate avec beaucoup de tristesse que la direction actuelle de l’Association ne se soucie plus des besoins et de l’intérêt des personnes aveugles, mais ne se préoccupe que du profit financier que la cause des aveugles peut permettre d’engranger. Les fondateurs de l’AVH doivent se retourner dans leur tombe ! » Exemple, les vacances : l’AVH était propriétaire d’un gîte collectif, le Moulin du Cassot, situé en Charente-Maritime à mi-chemin de Royan et de l’Ile d’Oléron, pour lequel elle subventionnait les séjours des vacanciers à hauteur de 1.000€ chaque. Déficitaire, il a été fermé en septembre 2016 avec licenciement sec des cinq employés, sans esquisser le moindre plan de restructuration ou de relance; il est remplacé par une offre de séjours sur catalogue, aux prix plutôt élevés, l’AVH se contentant d’aider à constituer un éventuel dossier de subvention auprès de l’Agence Nationale du Chèque Vacance. « Je pense que les personnes aveugles bénéficiaires des divers services de l’association ne mesurent pas encore ce qu’ils sont en train de perdre, mais le réveil risque d’être très douloureux s’ils ne s’organisent pas à temps pour empêcher ce détournement programmé, conclut Françoise Madray-Lesigne, qui estime également que cela « ressemble fort à un détournement de patrimoine. »

Côté personnels, ce n’est guère brillant : l’emploi de travailleurs déficients visuels est en baisse constante, leur nombre ayant été divisé par deux en dix ans. Quant à son Centre de Formation et de Rééducation Professionnelle (CFRP), les salariés aveugles ou malvoyants y sont trois fois moins nombreux. Et les cadres dirigeant cet établissement, de même que l’Institut de masso-kinésithérapie, sont voyants, alors que leurs prédécesseurs étaient aveugles. « Il semble bien que l’AVH soit devenue une association de voyants oeuvrant pour les personnes aveugles ou malvoyantes, mais en les employant de moins en moins », constate Philippe Chazal, ancien directeur du CFRP, aujourd’hui retraité et qui préside la CFPSAA. Et cela risque de s’aggraver si le plan social annoncé se confirme : il prévoirait une trentaine de suppressions de postes, avec licenciement sec de salariés aveugles. Or, il sera difficile à la plupart de retrouver rapidement un emploi sur Paris. « Pour l’instant, on est dans l’attente d’information sur la réorganisation, rien n’a filtré depuis les interrogations en novembre, les fuites du Conseil d’Administration de la Fondation faisant état de licenciements, précise Thierry Labadie, délégué syndical CFDT. Ça doit nous être présenté dans une quinzaine de jours dans un Comité Central d’Entreprise. » Mais la direction temporise pour écrire l’ordre du jour de cette réunion, qu’elle voudrait visiblement garder secret. On pourrait ajouter la restructuration du magasin de matériel adapté, dont la gamme se réduit alors que l’objectif assigné de progression de 15% du chiffre d’affaires pour 2017 est estimé irréaliste, le risque de fermeture de la résidence de la rue Petit, à Paris (lire ce reportage), et dont le déficit annuel atteint 500.000€, une rumeur persistante sur la vente du siège national de l’association fort bien situé, à deux pas du quartier parisien des ministères, la volonté de ne plus louer de logements à des aveugles qualifiés de « mauvais payeurs », remplacés par des voyants…

« En conclusion, estime Philippe Chazal, je dirai que l’AVH d’aujourd’hui n’est plus du tout celle qu’elle était il y a dix ans : il n’existe plus de cohésion entre salariés et direction, ‘le Braille n’est plus une priorité’ selon un administrateur responsable, beaucoup d’articles facilitant la vie quotidienne ont disparu du catalogue du magasin parce qu’ils ne rapportent pas assez. Bref, l’avenir de l’AVH est bien compromis si l’on poursuit sur cette voie. »

Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2017.


Post Scriptum : Le président de l’AVH, Gérard Colliot, tient à préciser que l’association publie ses comptes sur son site web. On trouve effectivement, en cherchant bien tout en bas de la page « L’association Notre présentation », sous les icônes des réseaux sociaux, deux rubriques « les chiffres-clés » 2015 et 2014 qui conduisent à une page comportant les documents comptables.

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