On retrouve dans l’ensemble de la population les mêmes événements qui scandent traditionnellement le déroulement du temps des familles. Les périodes de travail alternent avec les occasions de loisir, les rentrées des classes des enfants se succèdent, les sorties des adolescents marquent les désirs d’autonomie, etc. Mais personne ne songe à quel point ce limpide enchaînement des choses de la vie peut être bouleversé par un accident. Un virus, une maladie génétique, un chauffard ou un instant d’inattention et on plonge dans la catastrophe.

Un monde étranger, inattendu va remplacer un quotidien banal auquel on ne prêtait pas attention. Un espace dont chacun peut mesurer l’hostilité au vu d’un ascenseur trop étroit ou d’une volée de marches infranchissable. Un univers aussi dans lequel, plus subtilement, les horloges et les calendriers n’ont pas les mêmes références qu’ailleurs. L’infirmière à l’emploi du temps surchargé que l’on attend sans pouvoir rien entreprendre. Le fauteuil roulant en panne et qu’on ne peut pas réparer parce que « c’est le pont du 14 juillet ». Voici à travers quelques moments captés dans la vie ordinaire de deux personnes toujours infirmes et parfois handicapées, comment sont perçues ces modifications du temps…

Yves a douze ans. Il est atteint d’une maladie neuromusculaire qui le rend particulièrement dépendant pour accomplir les actes de la vie courante. Il vit au domicile de ses parents. Lever à sept heures. Les soins de nursing sont assurés par la maman. Précision et efficacité. On ne traîne pas pour le petit déjeuner car à huit heures et demie arrive le taxi pour aller au collège. Yves est toujours à l’heure… il y a tellement de gens qui courent pour lui. En fin de journée, après la kiné, ce sont les travaux scolaires. Et un peu de jeux vidéo, et le dîner, le coucher, et demain on recommence. Toute la famille vit au rythme d’Yves. Des horaires de repas aux sorties, pour ne pas entraver la rééducation. Cependant, malgré l’amour qu’il sent autour de lui, Yves est parfois très fatigué. Et il lui arrive de regretter ces deux semaines passées à l’hôpital pour un problème sans gravité. Pendant quinze jours, il n’avait plus été le centre du monde. Il s’était ennuyé et laissé aller à faire des caprices quand ses parents venaient le voir. Il avait alors eu l’impression d’avoir le temps de vivre, d’être en vacances.

Joëlle a eu un accident de ski il y a quatre ans. Depuis, elle ne se déplace qu’en fauteuil roulant. Ce soir elle attend un ami qui l’invite au théâtre et elle a quitté son travail plus tôt que d’habitude pour avoir le temps de se préparer. L’époque où elle était prête en une demi- heure est révolue… Enfin… Un dernier coup d’oeil dans le miroir et c’est bon… Mais qu’est-ce qu’il fait, il est en retard… je lui avais pourtant bien expliqué… Je vais descendre et l’attendre en bas de l’immeuble… Ça y est le voici: « Joëlle, je n’ai pas réussi à me garer facilement, il faut qu’on se dépêche si on veut arriver à l’heure ». Et Joëlle fait un sourire pour cacher sa mauvaise humeur montante. Elle est stressée, elle a froid, elle sent qu’elle va avoir du mal à monter dans la voiture… Elle se faisait une fête de la soirée et maintenant, elle appréhende cette sortie. Pendant que son ami la pousse sur le trottoir en zigzaguant entre les trous et les crottes de chien, elle pense: « J’en ai marre, c’est toujours pareil. Ils oublient toujours qu’on ne vit pas au même rythme, qu’on n’a plus d’accélérateur. La prochaine fois, je ne me laisserais pas embarquer dans une galère. Je passerai une commande chez le traiteur, je préparerai quelques disques ou une cassette vidéo, et on prendra tout notre temps pour passer une bonne soirée, décontractés, à ma façon ».

Respecter les individualités, c’est reconnaître que la vie s’exprime à travers de multiples dimensions. En imposant son rythme de vie à l’autre, en l’empêchant d’agir ou en agissant à sa place, on l’assujettit et on le place d’emblée dans une situation handicapante. Efforçons-nous de lutter contre ces obstacles transparents.

Pierre Brunelles, décembre 2000.

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