Capucine était revenue d’une mission organisée par une association humanitaire qui aidait des enfants à survivre dans des camps de réfugiés, là-bas… quelque part, loin de chez elle. La réadaptation avait été un peu difficile et pour s’oxygéner la tête et les poumons, elle avait cédé à ses amis qui l’exhortaient à passer un week- end dans les Alpes pour faire du parapente. Le temps était radieux, le ciel sublime paraissait sans entrave. Elle évoluait loin des turpitudes du monde mais trop près des lignes électriques. Sa liberté s’arrêta quand la voile toucha un câble et qu’à la dérive, elle fut violemment projetée contre les arbres qui couvraient la paroi. Hélicoptère, ambulance, hôpitaux, centre de rééducation, c’était il y a trois ans…

Aujourd’hui Capucine est paraplégique. Elle travaille pour une agence de presse, et avec son fauteuil roulant, elle est indépendante. Si le butinage sur Internet a remplacé les voyages à travers le monde, l’aventure est parfois au bout de la rue quand elle ne peut pas garer sa voiture ou qu’une marche l’empêche de rentrer chez un commerçant.

L’achat de son fauteuil roulant fut un épisode délicat dans ce qui allait être sa nouvelle existence. Tant qu’elle était dans un contexte institutionnel, le modèle mis à sa disposition faisait partie du matériel médical au même titre que le lit ou les barres parallèles du service de kinésithérapie. Mais quand on lui avait expliqué qu’elle devait entreprendre des démarches auprès de la sécurité sociale afin d’obtenir une prise en charge pour acquérir son fauteuil roulant, Capucine réalisa le passage qu’elle avait à franchir. Elle n’était plus malade et son état n’avait rien de transitoire. Désormais, l’idée de déplacement était inséparable de celle de fauteuil roulant. Le coup était dur.

Mais son accident n’avait pas entamé sa vision pragmatique de la réalité. Elle ne rêvait pas de miracle et était résolue à réintégrer une vie aussi normale que possible au plus tôt, fût- ce sur quatre roues ; elle choisit donc un fauteuil roulant comme elle avait toujours choisi les objets matériels qui facilitaient sa vie quotidienne. Ne se laissant rien imposer qu’elle n’ait préalablement regardé d’un oeil critique pour limiter au maximum les désagréments d’usage.

Les perturbations de la vie quotidienne liées aux incapacités fonctionnelles ne surgissent pas toujours là où on les attend. Les relations qu’entretient une personne handicapée avec son fauteuil roulant sont complexes et la raison ne suffit pas à tout expliquer. Capucine: « C’est vrai, je suis contente de mon fauteuil roulant, il correspond assez bien à ce que j’attendais. Il me permet beaucoup de liberté, aller au boulot, au cinéma et puis bien sûr, si je ne l’avais pas, là, je serais vraiment handicapée ! Il fait un peu partie de moi, j’aime bien quand les gens me disent: « Il est chouette votre fauteuil, il a une couleur sympa ». Ah, et je ne supporte pas quand les gens parlent de chaise roulante, je me sens diminuée. Si un taxi me dit: « Attendez, je fais sortir votre chaise du coffre » c’est sûr, il n’aura pas de pourboire ! Ce que je n’aime pas, non plus, c’est quand je vais faire des courses avec quelqu’un et qu’on me pousse, ça dépend des personnes, mais… quand on me pousse et que j’ai l’impression de devenir un Caddie de supermarché, d’être sous la dépendance d’un autre, un peu comme un bébé, ça des fois, ça me fait mal. Et puis certaines personnes se permettent n’importe quoi, suspendent des trucs aux poignées ou alors ils font bouger le fauteuil roulant en s’appuyant sur les cale- pieds ; comme je n’ai pas de sensibilité dans les jambes, je ressens ça dans le haut du corps et ça me gêne vraiment. Quand on touche comme ça au fauteuil, sans que je le sache, j’ai l’impression qu’on veut me tripoter en douce, c’est insupportable. Bien sûr, il m’arrive de le secouer et de l’insulter quand par exemple je n’arrive pas à le monter dans la voiture, mais là, c’est peut- être après moi que j’en veux ».

L’espace du corps est défini pour chacun avec sa cartographie spécifique et ses terres interdites. Ce qui est accessible et ce qui ne l’est pas. Ce que l’on permet aux autres de faire et de ne pas faire avec soi. Capucine a intégré le fauteuil roulant dans son espace corporel. Quand il est manipulé sans son consentement, elle ressent cette privauté comme incongrue et désagréable. Ce n’est pas une réaction due à une personnalité particulièrement susceptible, c’est de la part des autres, la manifestation d’une absence de savoir- vivre avec une personne différente.

Dans toutes les sociétés existent des règles de politesse. Variables en fonction des cultures et des époques, elles sont établies et codifiées afin de maintenir le consensus social et d’éviter les épreuves de force au moment du contact entre individus. Les personnes handicapées dans leur majorité souhaitent être considérées comme des gens ordinaires. L’attitude adoptée à leur égard représente une part non négligeable de ce qui peut transformer une situation difficile en situation handicapante. Aucune loi, aucun règlement ne changera cet état de fait. Seul le respect des bonnes manières essentielles dans les rapports avec autrui peut alléger le malaise potentiel et favoriser la coexistence de tous.

Pierre Brunelles, mars 2001.

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