Dans le film de Jean Renoir « La grande illusion » (1937), un officier allemand, le Commandant Von Rauffenstein, exerce son autorité sur une forteresse médiévale réservée aux spécialistes de l’évasion. Cet as de l’aviation blessé au combat porte un corset avec une minerve et enfile dès le matin une paire de gants blancs pour dissimuler ses brûlures. Éric Von Stroheim campe magnifiquement ce personnage et en révèle toute la complexité. Von Rauffenstein cache les marques visibles de son accident tout en en montrant la gravité à travers la posture que lui inflige sa colonne vertébrale bloquée. Ainsi chacun réalise qu’il n’est pas tenu éloigné du front par disgrâce. Il a défendu l’honneur de sa patrie et il en a payé le prix. À son nouveau poste, il garde son rang. Stigmate d’une infirmité et/ ou affirmation d’une singularité : le matériel orthopédique et les aides techniques utilisés pour compenser les défaillances motrices gardent souvent ce caractère ambivalent.

Certains expriment une attitude radicale et voient leur émancipation passer par le recours à toutes les suppléances… en attendant le miracle impensable. Winston est tétraplégique à la suite d’un plongeon mal maîtrisé: « Il faut absolument tout tenter pour gagner en autonomie. Moi je suis toujours à l’affût du moindre truc, une façon de s’y prendre ou un appareil qui permet de mieux assurer un transfert ou de s’habiller un petit peu tout seul… il ne faut pas réfléchir à ça des années. C’est ridicule d’avoir peur d’utiliser des aides, je ne vois pas de limite, si ce n’est le prix. Il faut toujours croire qu’on peut faire un peu plus, sinon on se laisse aller et là, on est foutu pour de bon, on ne peut plus trouver sa place. Et puis moi je suis sûr qu’avec les progrès de la science, je récupérerai un peu, peut- être pas les jambes complètement, mais au moins les bras, pour être indépendant. Il suffit d’avoir la volonté ».

D’autres ont l’impression de ne plus exister derrière une orthèse qui les transforme en monstre de foire. Zora a été victime d’un accident vasculaire cérébral. Elle est hémiplégique et malgré une rééducation intensive, sa main ne lui obéit plus : « C’est difficile pour écrire, pour se coiffer et s’habiller quand on a une main morte. Les ergothérapeutes m’ont fait une attelle, mais je ne peux pas la garder. Je ne peux pas la mettre toute seule, elle est lourde et je ne fais rien de plus avec. Et surtout, c’est hideux, c’est gros et quand je sors avec, les gens ne voient que ça, ils la regardent en insistant, c’est insupportable ! Non vraiment, je ne peux pas ».

Enfin, il y a ceux qui sont inhibés par la connotation négative du fauteuil roulant et affirment la virilité de leur personnage en exhibant un peu de passion technologique à travers leur automobile. Hadrien est limité dans ses déplacements par d’importantes séquelles de poliomyélite: « Tant que je pourrai marcher avec mes cannes, il est hors de question que je me mette dans un fauteuil roulant. Non, ça pour moi c’est impossible, je ne pourrais pas m’y résoudre. Je garde en tête l’idée de l’homme, debout, sinon on est… je ne peux pas l’imaginer! Les seules aides techniques que j’utilise, c’est l’équipement de ma voiture puisque sans cela, je ne peux pas conduire; maintenant je suis un peu expert, je peux donner des conseils à d’autres personnes handicapées. Et dans les embouteillages, quand les gens regardent le double volant et la poignée de freins avec un air curieux, je baisse ma vitre, je leur explique. Là, je suis un peu fier ».

Ces trois exemples sont représentatifs de l’éventail des réactions possibles. Aucune n’est réellement prévisible ou inattendue. Il n’y a pas de norme en la matière, ou alors une seule, le singulier. Les êtres humains sont tous différents et le fauteuil roulant, le clavier adapté, la planche de transfert ou l’attelle ne sont a priori ni bons ni mauvais. Ils n’existent qu’une fois utilisés.

Bien sûr, chaque relation qu’entretient une personne handicapée avec l’appareillage prescrit ou l’adaptation conseillée est une histoire individuelle alimentée par une dynamique liée au temps. Les tranches de vie présentées là sont des images de films dont on ne connaît pas la fin. Pourtant, aussi divers soient les scénarios, les intrigues se noueront d’autant mieux que les artifices techniques proposés par l’entourage ou les professionnels pour pallier les incapacités motrices seront fonctionnels et transparents, qu’ils seront le reflet de la demande de sujets écoutés.

Pierre Brunelles, mai 2001.

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