Le nom de Farid Boudjellal rappellera des souvenirs à ceux qui ont suivi, pendant l’automne 1983, la marche pour l’égalité et contre le racisme, « marche des Beurs » comme elle avait été alors qualifiée. Les albums de ce jeune sexagénaire né à Toulon portent un regard contrasté sur la condition des immigrés d’origine algérienne, entre approche quasi-documentaire et saga familiale. Et cette famille, ce sont les Slimani, dont les parents ouverts à l’autre sont originaires d’Algérie, un grand-père de Turquie et une grand-mère d’Arménie. Parmi les enfants Slimani, le petit Mahmoud vit avec les séquelles d’une polio qui a atrophié sa jambe droite, tout comme l’auteur. Farid Boudjellal revient sur son oeuvre à l’occasion de l’exposition collective Bande dessinée et immigration 1913-2013 qui se déroule à Paris au Palais de la Porte Dorée, Musée national de l’immigration, jusqu’au 27 avril 2014.

Question : Mahmoud c’est vous, c’est votre vie ?

Farid Boudjellal : Oui, je me suis inspiré de ma vie, mais je ne crois pas à l’autobiographie, c’est un leurre. La seule réalité, c’est la page blanche, et que le passé est mort. Quand on essaie de parler du passé, de s’en inspirer, ce n’est jamais innocent. Concernant « Petit polio », c’était parce qu’à l’époque mes deux territoires, Toulon et l’Algérie, étaient tombés aux mains des extrémistes : Toulon aux mains du Front National, et l’Algérie au début de cette « décennie noire » liée aux fanatiques musulmans. Je me demandais comment me situer par rapport à çà, en étant narrateur, et je me suis souvenu que les racines du mal étaient la guerre d’Algérie, que pendant cette guerre j’étais un petit Algérien vivant à Toulon, handicapé. À partir de cela, j’ai décidé de raconter l’histoire d’un petit Arabe handicapé pendant la guerre d’Algérie, en n’hésitant pas à broder. La question n’était pas de correspondre parfaitement à la réalité, parce que le passé est mort.

Question : Comment vivait à Toulon au début des années 1960 un petit handicapé, polio et Algérien d’origine ?

Farid Boudjellal : 
J’avais mes copains, je le montre dans « Petit polio ». Il y a des choses qui sont vraies, comme la scène du bus ou celle de la ratonnade que j’ai réellement vue. C’est d’ailleurs étrange dans ce travail, il y a des résurgences, des choses qui reviennent en mémoire, on se brûle un peu les ailes quand même, ça remue des souvenirs qu’on avait un peu gommés et qui reviennent à la surface. Pour moi, c’était souvent des moments d’émotion. On vivait dans un logement à la limite de l’insalubrité, près de Toulon, un immeuble de quatre étages sans ascenseur, sans eau ni électricité ni salle de bains. Il y avait des Français de souche, des Espagnols, des Italiens, on était tous très mélangés. Il n’y avait pas tant que ça de problèmes de racisme : il est venu avec l’arrivée des rapatriés en 1962; là, ça a été terrible. Les rapatriés étaient assez mal reçus par les habitants, j’ai entendu sur le marché « vous avez fait chier les Arabes, maintenant vous venez nous faire chier » ! Et finalement cette espèce de haine, de rejet, s’est retournée contre nous. Je reviens d’Alger, je peux facilement comprendre qu’être né dans un pays et avoir à en partir ce n’est pas évident non plus. Mais il n’y a rien qui justifie une haine générale comme celle-là.

Question : Le fait d’être fils d’Algériens et handicapé a été plus dur que d’être simplement fils d’Algériens ou handicapé ?

Farid Boudjellal : Ça a créé une espèce d’unité. Pour les Algériens et les Français, j’étais un handicapé, je savais donc qu’ils étaient d’accord sur un point me concernant (rires) ! Je viens d’un milieu où il n’y a pas tant de pitié que ça. Avec les copains, tant que je ne les retardais pas, ça allait, jamais personne ne s’arrêtait, j’avais mal, je souffrais, j’ai grandi un peu comme ça. Et j’ai été pas mal retapé par les opérations, j’ai séjourné en maison de repos. J’ai vécu souvent en établissement, parfois une année complète, j’étais asthmatique, j’avais une santé fragile.

Question : Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter ce parcours en bandes dessinées ?

Farid Boudjellal : « Petit polio », c’est comme une nécessité. À la base, vous devez faire des bandes dessinées, vous avez tout fait pour ça, appris les codes, à dessiner, à écrire. Quand vous avez fini un album, vous pensez « qu’est-ce que je vais raconter cette fois ? » Et il y a des sujets qui s’imposent à vous, comme une espèce de possession, vous ne pouvez plus rien faire, vous êtes sans défense. C’est venu pour « Mémé d’Arménie » : « Petit polio » c’était fini, j’avais fait deux tomes, c’était terminé pour moi, j’avais attaqué une histoire d’aventures et je ne venais pas à bout de la première page. Et je tombe sur la première image d’une boîte de lettres, « Mémé d’Arménie » : j’ai raconté son histoire dans un « Petit polio », c’est venu comme ça. J’aurais pu faire de Petit polio un personnage immuable, un genre de Titeuf, c’aurait été plus simple pour moi. Non, je l’ai fait grandir, je suis parti dans autre chose en sachant très bien que ce que le lecteur demandait c’était « Petit polio fait du ski ». En plus, il a déjà des chaussures appropriées (rires) !

Question : Que pensent les lecteurs algériens de votre production, que ce soit « Mémé d’Arménie » ou « Petit polio » ?

Farid Boudjellal : « L’Oud » et « Le gourbi » ont été édités en Algérie il y a des années. J’étais à Alger il y a quelques jours pour dédicacer. J’ai l’impression que les jeunes s’intéressent beaucoup plus aux mangas qu’à la bande dessinée, je crois qu’ils veulent ressembler à tous les jeunes du monde, en tout cas les jeunes qui ont un peu les moyens: Internet, les mangas, le téléphone portable… Mais je pense aussi qu’en Algérie, il y a un problème avec l’immigration: je ne suis pas sûr qu’ils aiment beaucoup les immigrés. Vous savez, en Algérie, « immigré » c’est une insulte, c’est presque équivalent à « harki »…

Question : Vous vous êtes reconnu Beur après la marche pour l’égalité…

Farid Boudjellal : Non, non ! Je ne me suis jamais reconnu Beur, j’ai simplement dit que tant qu’à se faire du beurre, autant qu’on soit un peu Beur ! J’avais 28 ans quand les Beurs sont apparus, ça n’a pas changé ma vie. La première marche n’était pas du tout une marche beur, c’était une marche pour l’égalité, et le mouvement a ensuite été culturalisé pour en faire absolument un truc beur. Il faut dire que les Beurs étaient les plus nombreux, et qu’ils avaient aussi une plus grande gueule, ils criaient le plus fort. On a dit qu’ils avaient créé un langage, c’était une époque assez marrante, assez absurde aussi. J’ai sorti mon premier album qui était tombé pile, les gens criaient au génie alors que je savais très bien que cet album j’avais assez sué pour le faire, j’étais conscient de mes défauts, je ne voyais que ça. J’imagine quelqu’un de plus jeune, qui s’exprimait, il y en a combien qui ont dû se monter la tête en se disant ‘je suis adoré, je suis génial et je n’ai pas besoin de travailler’. Non, moi je savais qu’il fallait bosser…


Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2013.

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