« J’aime bien les mots », glisse-t-il dans son appartement du sud de Paris, en pilotant de sa main gauche le fauteuil qui le porte partout désormais. Les mots semblent le porter, eux aussi, empreints souvent de défi : « Quand j’avais 17-18 ans, a-t-il raconté un jour à la revue Vacarme, je militais pour les droits des handicapés et je me désespérais de ne pas en faire partie ou d’être ni noir, ni une femme. Aujourd’hui, j’ai trouvé ma minorité. » Marc Colmar est né à Rouen il y a 57 ans. À 11 ans, Il est tombé dans le chaudron parisien, y est resté et a vite été attiré par la scène. « Je me suis toujours senti comme un apprenti comédien », dit-il. C’est ainsi qu’il est allé se former dans l’un des meilleurs endroits qui soient : le Théâtre-École de Montreuil qui, de 1964 à 1999, a été un des hauts lieux du théâtre populaire et engagé.
C’était le lundi 15 juillet 1985 à 11h…
À partir de 19 ans, son corps donne parfois des signes bizarres mais il n’en fait pas cas. C’est à 26 ans que sa vie bascule. Été 1984. Il se balade en montagne avec des copains. Il fatigue. On le déleste peu à peu de ses sacs. À l’automne suivant, en marchant en forêt, une jambe se dérobe. Il consulte. La neurologue entreprend d’expliquer. « J’ai entendu tout le descriptif mais je n’ai pas entendu le mot. Je ne saurai jamais si elle a prononcé le mot mais je ne l’ai pas entendu. » À sa question : « Je peux être paralysé d’un jour à l’autre ? » Elle répond « Non, pas d’un jour à l’autre ». Mais l’euphémisme lui échappe. C’est un peu plus tard qu’une généraliste, soeur d’un ami, lâche l’indicible. « C’était le lundi 15 juillet 1985, à 11h, à Evry. Elle a ajouté : ‘La maladie aura la tête que vous voudrez bien lui donner.’ Cette phrase m’a accompagné jusqu’à aujourd’hui. Je la fais mienne. »
Depuis bientôt 30 ans, Marc Colmar est donc en duel avec sa sclérose en plaques. Dès ce jour de juillet 1985, pour lui résister, il stoppe tabac et alcool, ne garde que le café. L’année d’après, il traverse avec elle une terrible épreuve : ses parents ont un accident de voiture, son père est tué, sa mère meurt un mois plus tard. Pour surmonter tout ça, il « fait l’acteur ». Dans les activités périscolaires, des ateliers théâtre. « L’école a accompagné l’évolution de mon état. Je craignais qu’ils disent : « C’est plus possible ». Au fond, le problème ne s’est jamais posé. Les enfants peuvent avoir peur, ça ne dure pas. »
En 1989, il rencontre Emmanuelle. « Je n’étais pas encore au fauteuil, je conduisais mais je marchais de plus en plus mal. Elle connaissait ma maladie, elle l’a acceptée ». En 1991, ils se retrouvent à la maternité des Lilas. « La naissance d’Arsène, c’est le plus beau jour de ma vie. Je délirais complètement! La sage femme a posé le bébé sur moi, au bas du lit… » Cinq ans plus tard arrivera Rosalie. Par la suite, le couple se séparera. La vie…
Comme une chenille qui avance…
La maladie, elle, est là. Et s’installe de plus en plus. « Grosso modo, il y a des attaques, des poussées, elles s’arrêtent mais ça ne revient jamais complètement comme avant. C’est comme une une chenille qui avance. » Alors Marc Colmar la contourne et continue lui aussi à avancer. Un jour, l’intermittent en fauteuil croise une compagnie qui travaille sur la différence, les situations de handicap, La DrÔle compagnie de Didier Berjonneau et Perrine Trouslard. Ils sont en train de créer un spectacle « formidable » dit aujourd’hui Marc Colmar: « Des vies exceptionnelles« . Il est présenté en 2004. Sur scène: cinq acteurs professionnels, valides ou handicapés. Texte: Marc Colmar. Avec DrÔle ou d’autres, Marc Colmar n’a cessé depuis d’écrire et de jouer dans les écoles ou les entreprises. en sensibilisant au handicap: « J’ai du mal à dissocier le social et le culturel, analyse-t-il. Mon travail est politique, donc il est culturel, donc il est social. »
Ne rien dissocier. Pas même la scène et la rue. Qui est-il, Marc Colmar, quand il interpelle un passant pour l’aider à soulever son bras droit ? « Le mec a refusé ! Je l’ai insulté. Je lui demande : Tes capable de me sortir la main ? Il répond : Je ne peux pas. – Mais t’es pas nul à ce point ! Quand je demande de l’aide, je me dis ‘C’est pédagogique ce que je fais, c’est du militantisme’. J’ai conscience à ce moment là de dire : ‘Tu vois, tu peux m’aider, tu vois que tu n’es pas inutile.’ Je me dis ‘J’ai la chance de pouvoir dire des choses que tout le monde ne peut pas dire.’ Et puisque j’ai cette chance là, j’en use… et en abuse. »
Dans leur immense majorité, les gens aident, mais attention : « Il peut y avoir une sorte de compassion culpabilisante. Nous, on culpabilise d’être la bonne conscience des gens qui culpabilisent ! Ma démarche de vie : eh bien moi, j’ai envie de vous déculpabiliser. Il y a un côté bouddhiste : si quelqu’un près de toi a besoin d’être aidé, tu dois t’en vouloir. Ce n’est pas normal. Personne ne devrait avoir besoin d’aide, en tout cas d’exprimer ce besoin. C’est ce qui permet d’oser demander. Ce n’est pas une demande : c’est une offre. »
Je vis parce que je ne sais pas quoi faire d’autre !
De sa main gauche, Marc Colmar semble ainsi se faufiler au milieu des chicanes du monde. Sans jamais s’arrêter. « Ce qui me fait avancer ? La vie. Simplement. Je n’ai pas envie de mourir. Je n’ai pas peur de la mort, je vis parce que je ne sais pas quoi faire d’autre ! C’est becketien cette histoire. Je suis là, je vis. Je ne dirai jamais : je n’ai pas demandé à vivre. Au contraire : je demande à vivre et j’exige. »
« Après, les moyens de vivre, c’est une autre histoire, consent-il. Avoir quasiment toujours quelqu’un avec toi, ça fait partie des choses difficiles à accepter mais qu’est-ce l’autonomie, l’indépendance ? C’est beaucoup dans la tête. » Sur ce terrain, le travail l’aide sûrement. Marc Colmar est à la fois « intermittent du spectacle et permanent du handicap ». Il a connu une longue période où il n’était plus que handicapé ; il y a un an, il a retrouvé l’intermittence mais elle va hélas de nouveau s’arrêter. Handicap et précarité vont souvent de pair.
Je ne conte pas vraiment, à peine sur mes doigts.
Heureusement, ses nombreux amis seront toujours à ses côtés. Et les mots. « J’aime bien les mots, j’adore les mots. » Il ne se revendique pas conteur comme ses vieux copains Gigi et Pepito : « Je ne conte pas vraiment, à peine sur mes doigts. » Mais il trouve dans l’art du conte quelques outils pour les portraits que lui a demandés La DrÔle Compagnie. « Des portraits justes, accessibles à tous et sur une page : je ne suis pas sûr d’y arriver ! Mais ça me plaît énormément. »
Et la chenille, pendant ce temps ? « À un moment donné, dit-on, la maladie devient progressive. Insensiblement mais en permanence, jusqu’à ce qu’un jour ça n’avance plus. Ça peut se stabiliser. Il est très probable que j’arrive à cela dans trois ans. J’ai 57 ans. À 60 ans, la retraite ! Miracle de la vie. »
Michel Rouger, journaliste, en partenariat avec l’hebdomadaire électronique Histoires Ordinaires.