Comment définir Brigitte Lemaine : sociologue, chercheur, documentariste ? Elle a suivi des études supérieures en sociologie tout en se spécialisant dans le cinéma documentaire en suivant les cours de Jean Rouch. « Je suis atypique : les cinéastes ne m’aiment pas parce que je suis une intellectuelle et les intellectuels ne m’aiment pas parce que je suis cinéaste ! Je veux faire évoluer les mentalités ».

Elle a été élevée par ses grands-parents maternels, tous deux sourds, baignant dans la langue des signes jusqu’à ses 12 ans. Sa grand-mère, atteinte du syndrome d’Usher, est devenue progressivement aveugle. Son grand-père, Marcel Lelarge, était un écrivain-lithographe formé à l’école Estienne (Paris), créateur de nombreuses étiquettes et supports publicitaires avant de devenir cartographe à l’Institut Géographique National. « C’était un partisan de la langue des signes, qu’il a acquise lors de ses études à l’Institut Baguer d’Asnières. Durant l’entre-deux guerres, il faisait du théâtre en langue des signes, à la Mairie du 18e arrondissement de Paris. Cette langue, bien qu’interdite par la loi, était pratiquée par des anciens combattants de la guerre de 1914-1918 qui étaient devenus sourds à cause des bombardements. Ils suivaient des cours à l’Institut Saint-Jacques, à Paris; la langue des signes les sauvait de l’isolement. L’action des associations d’anciens élèves d’établissements pour sourds a permis une conservation et une transmission de la L.S.F, de même que la grande activité des mouvements sportifs de sourds. Mais, bien que vivante, la langue des signes n’était pas enseignée. Ma grand-mère oralisait avec les entendants, mais quand mes grands parents étaient ensemble, ils s’exprimaient en L.S.F ».

Brigitte Lemaine évoque ses grands-parents, et les sourds, avec une infinie tendresse qui contraste avec le regard qu’elle porte sur l’éducation au sein des institutions de jadis : « L’institution est torturante, elle rappelle les camps. Le pensionnaire n’avait pas un nom mais un numéro de lit. Quand ils y reviennent, c’est en se rappelant ce chiffre pour retrouver l’endroit où ils ont dormi durant leurs années d’hébergement. On leur interdisait de parler par signes, en attachant leurs mains dans le dos. On les forçait à parler, par exemple en leur faisant garder de l’eau dans la gorge, en appliquant sanctions et sévices corporels. Cette éducation forcée et violente n’a pas contribué à ce que les sourds apprécient les entendants, elle a stimulé une solidarité de groupe ».

Les films documentaires de Brigitte Lemaine témoignent de cette réalité. Elle raconte l’interdiction des langues des signes, découlant du Congrès de Milan (1880) à travers la résistance par l’expression artistique de sourds allemands et français qui ont fait de leur langue le ciment de leur culture (Sourds à l’image – La langue des signes n’est plus interdite, 1995-1998). Ce documentaire est encore le plus diffusé parmi ceux que Brigitte Lemaine a réalisés.

Mais les films « Témoins sourds, témoins muets » (1992) et « Témoins sourds, témoins silencieux » (2000), consacrés au sujet délicat et presque tabou de l’extermination des personnes sourdes ou handicapées en Allemagne nazie (lire ce focus), ont connu fort peu de diffusion sur des médias audiovisuels. « Pendant la guerre, mon grand-père disait qu’il était obligé de rester à la maison, pour ne pas être raflé. Il n’y a pas eu en France de travail de recherche sur la déportation des sourds et des personnes handicapées. Peu de témoins directs se sont exprimés, la mémoire se perd. Des historiens allemands ont effectué des recherches, dans les archives de l’Est, à l’Ouest tous les documents ont été détruits ».

Malgré sa qualité et la diversité des sujets abordés, le travail documentaire de Brigitte Lemaine rencontre peu l’intérêt des diffuseurs alors qu’il contribue à décloisonner le monde des sourds en montrant ce qu’ils sont, comment ils vivent, quelles sont leurs aspirations et leurs problèmes. Tel le portrait posthume qu’elle fait du photographe Koji Inoue, qui connut une célébrité tardive : il a, dès l’enfance, photographié le quotidien des japonais depuis l’entre-deux guerre, arrivant même à se rendre en 1959 sur l’île d’Okinawa occupée par l’armée américaine qui mettait alors ses habitants en coupe réglée. « Koji Inoue, photographe au-delà des signes » reste à diffuser ailleurs qu’au Salon des Refusés du Forum des images…

Même si son travail documentaire au sein des sourds n’intéresse guère les médias, Brigitte Lemaine le poursuit avec ténacité. Elle élabore actuellement un film sur les enfants sourds, afin de tenter de comprendre les mécanismes de leur acquisition des signes et de leur compréhension des autres, et sur l’intelligence visuelle à partir d’une constatation : les enfants chinois sourds acquièrent plus facilement l’écriture et la compréhension des idéogrammes du chinois écrit, le Mandarin, que les petits entendants. Preuve que l’intelligence des sourds est encore largement ignorée du vaste monde des entendants…

Laurent Lejard, janvier 2006.


Filmographie partielle : Les mains du sourd, 1989; Témoins sourds, témoins muets, 1992; Sourds à l’image – La langue des signes n’est plus interdite, trois versions de 1995 à 1998; Regardez-moi, je vous regarde, Koji Inoue photgraphe sourd, 1996; Koji Inoue, photographe au-delà des signes, 1999; Témoins sourds, témoins silencieux, 2000.

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