L’histoire de Marie Heurtin était tout à fait oubliée quand le cinéaste Jean-Pierre Améris l’a découverte, probablement parce que cette enfant née sourde-aveugle, issue d’un milieu humble, vivait dans la campagne française à la fin du XIXe siècle, et qu’elle est morte relativement jeune, à 36 ans. Sa notoriété est loin d’avoir égalée celle de l’américaine Helen Keller, née cinq années plus tôt en 1880 dans un milieu aisé et qui a vécu 88 ans, publiant plusieurs livres, dont la vie a été immortalisée par le film Miracle en Alabama. Lequel avait, en son temps, bouleversé Jean-Pierre Améris dont le travail est entièrement centré sur l’humain. Jusqu’à ce que des amis poitevins lui racontent l’histoire de Marie Heurtin : « J’ai eu envie de la partager avec le public. C’est un trésor d’humanité. Marie Heurtin avait 10 ans quand elle a été confiée par ses parents à la congrégation des Filles de la Sagesse, où vivaient des religieuses sourdes et où elle a été éduquée par une religieuse entendante. À l’époque, on ne savait pas éduquer une jeune fille sourde-aveugle, lui faire comprendre le langage. »

Le film qui sort sur les écrans le 12 novembre 2014 raconte l’éveil à la communication de la petite Marie Heurtin au moyen d’une langue des signes tactile qui la fait passer de l’état d’enfant sauvage à celui d’une fillette ouverte aux autres. Il est l’aboutissement de sept années de travail, depuis la première visite de Jean-Pierre Améris dans l’établissement médico-social laïque pour jeunes déficients sensoriels Larnay Sagesse en 2007: « Beaucoup de choses de Larnay sont dans le film. J’ai vu des pensionnaires faire du sport, de la danse, travailler sur ordinateur, vivre. Ils ont inventé d’autres modes de communication. »

Pour autant, Jean-Pierre Améris estime que leur vie n’est pas si différente: « Il faut aller à Saint-Benoît près de Poitiers, au restaurant de la Chaume dans lequel on est servi par des sourds-aveugles. C’est ça le message du film. » Jean-Pierre Améris a rencontré des parents auxquels on avait conseillé d’abandonner leurs enfants, racontant des erreurs de diagnostic concernant leurs petits, par exemple traités d’autistes: « Ce qui est essentiel, c’est trouver la bonne personne, qui dit ‘j’ai confiance en toi, mais maintenant il faut travailler’. Pour être dans le monde, il faut un langage pour communiquer, l’être humain a besoin d’un langage. »

Le film n’a pas été facile à monter: « J’ai rencontré beaucoup de problèmes de financement, de la peur de la part des financeurs du genre ‘les sourds aveugles c’est horrible, il n’y en a plus’. Alors qu’ils sont heureux de vivre! Je veux mettre à l’écran les gens que la société ne veut pas voir, on a tout à apprendre d’eux. Au contact des personnes sourdes aveugles, j’ai compris que je ne savais plus voir; notre rythme de vie va trop vite, on ne voit plus la beauté, on ne sait plus contempler. À Larnay, les adolescents me prenaient dans leurs bras, me touchaient, me sentaient. En prenant le temps. »

Le tournage du film s’est déroulé en 2013 avec des sourds dans la région Rhône-Alpes: « Ce n’est pas plus difficile qu’avec d’autres acteurs. J’avais fait jouer Noémie Churlet il y a 20 ans [dans « Le bateau de mariage » NDLR]. Dans Marie Heurtin, je lui ai demandé d’interpréter une soeur alors que, depuis, elle n’avait tourné que dans un court-métrage. Ariana Rivoire s’est révélée dans ce film. Avec les sourds c’est tout le corps qui joue. C’est autre chose, il faut filmer plus large. »

Le public sourd va-t-il se retrouver dans ce film ? : « Les sourds disent ne pas connaître le cinéma français qui est très peu sous-titré lors des projections en soirée, conclut Jean-Pierre Améris. Ils veulent obtenir davantage de séance en sous-titrage sourds et malentendants. » C’est ce qui va se produire pour Marie Heurtin, dont toutes les séances seront sous-titrées ainsi, une première française qui n’attend que d’être suivie…

Ariana Rivoire, un nouveau talent du cinéma français.

Elle a 17 ans à peine et révèle un véritable don d’actrice dans le rôle-titre du film Marie Heurtin. Encore élève à l’Institut National des Jeunes Sourds de Chambéry (Savoie), elle explique commet elle a failli ne pas faire ce film, et s’exprime sur son rapport au monde des Sourds et des entendants. Son nom-signe est formé de l’index et du majeur écartés de la main droite qui rebondissent sur le dos de la main gauche, parce qu’enfant elle sautait tout le temps !

Question : Marie Heurtin, c’est votre premier film, votre première expérience au cinéma…

Ariana Rivoire : Je n’ai jamais fait de théâtre avant. C’est la première fois que je fais quelque chose d’important, de formidable !

Question : Quand on n’a pas d’expérience du théâtre et du cinéma, comment rentre-t-on dans un tel projet de film et pour avoir, non pas un petit rôle, mais le premier ?

Ariana Rivoire : 
D’abord le réalisateur, Jean-Pierre Améris, m’a expliqué, m’a donné toutes les consignes, j’ai compris ça assez rapidement. Toutes les émotions, ce qu’il faut montrer dans le jeu, la colère, le sourire. Et puis pouvoir apporter toute cette richesse que j’ai en moi, pouvoir jouer ça, dans les propos de Jean-Pierre ça m’a vraiment plu. Je vis dans la communauté sourde, je ne connaissais pas les sourds-aveugles, c’est un autre monde que j’ai dû découvrir. Il y a des codes particuliers, par exemple la langue des signes tactile que je ne connaissais pas, des signes un petit peu différents quand on est sourd-aveugle. On m’a expliqué tout cela et, par exemple, pouvoir exprimer toutes ses émotions, tout ce que l’on peut présenter dans un film. J’ai un fonctionnement très visuel, de par ma qualité de sourd. Et c’est vrai que quand Jean-Pierre expliquait tout cela, m’a dit que ça se passait ‘comme ci, comme ça’ quand on fait un film, pour pouvoir être bien cadré, du coup ça s’est bien passé, chacun s’est entraidé et ça a été une très bonne expérience humaine, très importante et chaleureuse, un très grand moment de bonheur, que je n’oublierai jamais. C’est la première fois que je tourne, et ce film est pour moi quelque chose d’exceptionnel.

Question : Pour rentrer dans ce film, vous avez participé au casting ou vous avez accompagné quelqu’un qui avait été repéré à cette occasion ?

Ariana Rivoire : En fait, au début, un chef éducateur a distribué une petite annonce disant qu’il y avait un casting pour un rôle, Jean-Pierre cherchait quelqu’un pour le rôle de Marie Heurtin. Il cherchait dans toute la France. J’ai vu passer l’annonce et je me suis dit que c’était peut-être un petit film pas très intéressant, un ‘truc d’entendant’ ! Je n’avais pas bien compris ce que c’était, j’ai mis de côté. Et puis je me suis dit que peut-être ce serait intéressant, j’ai repris cette annonce. Il se trouve que j’avais des amies qui participaient au casting, puis j’ai un peu oublié. Quelqu’un m’a dit ‘il est super Jean-Pierre, vraiment sympa, c’est un grand monsieur’. Et un jour, à midi, je mangeais au réfectoire, Jean-Pierre m’a vu et pour lui j’ai été tout de suite [sa Marie Heurtin], je voyais bien qu’il me regardait. Il m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue au casting, je lui ai répondu que je ne savais pas trop, il m’a dit ‘oui viens, c’est important, viens voir’. On a réussi à me caler entre deux rendez-vous, j’y suis allé, on a regardé le scénario, discuté, il m’a expliqué, j’ai parlé de moi, et je me suis rendu compte que c’était quelque chose de très riche, très humain, très intéressant. On s’est bien entendus, il a fait des photos, on était ravis de se rencontrer. J’étais la seule qu’on avait prise en photo, je me suis dit ‘tiens c’est étrange’. Puis deux mois après un éducateur vient me voir et me dit ‘alors, pour le film c’est toi qui est choisie, il faut répondre avant midi’, ce n’était pas très clair ce qu’il me disait, je pensais que c’était peut-être pour un rôle de figuration. Un autre éducateur m’a expliqué très clairement, et là j’ai réalisé que c’était un film avec un personnage de sourd-aveugle très militant, très sensible, très profond, et que c’était le propos du film, que j’étais retenue pour ça. J’ai dit OK, et on a commencé le travail, j’ai rencontré Isabelle Carré [interprète de Soeur Marguerite, l’éducatrice de Marie Heurtin] et on s’est entendues tout de suite très bien. Ça s’est très bien passé, Isabelle est super, magnifique, elle a appris la langue des signes, et voilà !

Question : Vous avez dit ‘Marie Heurtin je pensais que c’était un truc d’entendant’. Pour vous, filmer l’histoire d’une personnalité sourde doit être fait par des sourds ? Qu’est-ce que vous entendez par ‘un truc d’entendant’ ?

Ariana Rivoire : C’est vrai qu’au début, Jean-Pierre quand il a écrit le scénario avait vu le film Miracle en Alabama sur la vie d’Helen Keller, qui a été jouée au théâtre. Il y a eu de nombreuses créations sur la vie d’Helen Keller. Il a fait des recherches et il a découvert, il y a une quinzaine d’années, la vie de Marie Heurtin en France, par des amis de Poitiers qui lui avaient raconté cette histoire. Il a été sidéré par cette histoire, il a créé ce film parce que ça lui paraissait important pour les sourds, pour la communauté sourde, pour tout le monde, pour les entendants, de connaître cette histoire, de la création de la langue des signes tactile, de Soeur Marguerite dans le film.

Question : Vous avez joué d’instinct, sans formation théâtrale ou cinématographique. Est-ce que ça vous donne envie d’acquérir une formation, d’aller plus loin dans la profession ou pour vous Marie Heurtin est une aventure humaine qui va se terminer en même temps que les projections du film ?

Ariana Rivoire : Ça va dépendre de ce qui va se passer. Je trouvais ça très intéressant, un peu comme Emmanuelle Laborit au théâtre. Il y a des projets bilingues, ça peut dépendre de ce qui me sera proposé, des scénarios, des choses que je pourrai trouver intéressantes. Est-ce qu’il y aura un aspect militant, battant dans ces films ? Ou alors si les scénarios ne m’intéressent pas, je me sens capable de dire non. Une formation théâtre, oui ça m’intéresserait, mais pour l’instant j’aimerais devenir aussi professeur de LSF, pour faire bouger la société, que les sourds et les entendants soient davantage ensemble dans cette société, c’est ça qui me plaît. Les gens trouvent bien ce que j’ai fait, mais je suis assez ouverte, je n’ai pas envie de me fixer à quelque chose. Et je vais voir aussi dans ma vie de tous les jours ce qui peut se passer, prendre du plaisir, être dans des projets plus militants, prendre du recul. Je verrai aussi les opportunités de la vie…

Question : Vous venez d’employer à plusieurs reprises le terme ‘militant’, et vous parlez aussi de bilinguisme. Pour vous, qu’est-ce que militant veut dire ?

Ariana Rivoire : Militant, c’est par exemple pour le handicap, les gens qui critiquent le handicap en disant ce n’est pas possible, il y a de la souffrance, ou qui laissent inconsciemment tomber ou qui ont honte. C’est aussi pouvoir montrer cet aspect positif, parce que souvent ce n’est pas ça, ce ne sont pas des personnes en souffrance qu’il faut mettre de côté, que ce soient des sourds, des aveugles, des autistes, des personnes qui ont des maladies, peu importe. Ce sont des gens. Je trouve qu’il y a un manque de conscience, une difficulté d’accepter la différence. Je crois qu’il faut que toutes ces personnes puissent intégrer la société pour la faire évoluer. Pour les sourds aussi, parce qu’il y a beaucoup de difficultés avec les familles, que les gens ne comprennent pas. Il faut qu’ils comprennent cela, au moins au minimum et c’est ça être militant, trouver des arguments, que cela fasse changer les choses. Ce film participe à ça parce qu’on montre des choses, des images qui permettent aux gens de prendre conscience et peut-être de changer. C’est aussi permettre aux gens de donner une espèce de leçon, c’est ça aussi être militant, de faire tout ce travail ensemble et ne pas dire ‘c’est pas possible’.

Question : Vous situez les personnes sourdes parmi les personnes handicapées ?

Ariana Rivoire : Attention, handicapées non. On ne peut pas dire que les entendants sont handicapés ! En ce qui me concerne, c’est un handicap de communication et du coup une personne entendante peut être handicapée avec nous ! Quand on est en communication avec une personne entendante, elle a des difficultés. Souvent on croit que sourd c’est un problème d’oreille, ce n’est pas seulement ça. Il y a des situations très différentes. Handicap c’est quoi ? C’est une forme d’empêchement mais ce n’est pas une difficulté intérieure. Ce sont des gens qui ont une compétence, qui physiquement vont bien, qui ont la langue des signes. C’est aussi la société qui crée ça et nous, parfois, notre problème c’est aussi avec les entendants ce problème de communication. Du coup, on est souvent mis dans le monde des handicapés et c’est vrai que se battre d’un point de vue de sourd c’est dire qu’on peut faire des choses. Bien sûr qu’il y a des fois des difficultés avec les entendants, mais je ne me sens pas handicapée, moi je ne veux pas qu’on considère les sourds comme handicapés. J’ai une langue des signes, j’écris, c’est ma langue, entre entendants vous avez une autre langue. Nous ce que l’on souhaite, c’est participer à la vie de la société, on n’accepte pas cet intitulé de handicapé.


Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2014.
Traduction LSF effectuée par Christine Quipourt.

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