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"Il
va être question de surdité et de ce qu'il faut ou pas réparer."
Andrea Benvenuto,
Maîtresse de conférences de l'École des hautes études en sciences
sociales (EHESS), entre tout de suite dans le vif du sujet : les
personnes sourdes sont-elles des déficients à soigner ou des êtres
culturels ? Titulaire de la chaire "Les sourds dans la cité. Langue
des signes, subjectivation et citoyenneté", Andrea Benvenuto exposait
ainsi la synthèse de son travail dans une conférence destinée
aux étudiants en médecine dans le cadre du séminaire Médecine
Humanités, qui relie "les principes généraux des humanités
aux questions les plus nouvelles posées par les savoirs et les
pratiques de la médecine." Cette formation innovante proposée
par la prestigieuse Ecole Normale Supérieure (ENS)
de la rue d'Ulm à Paris, est destinée aux étudiants, mais
ses conférences sont ouvertes au public. Celle du 12 novembre
dernier était consacrée à l'implantation cochléaire et
à l'identité sourde. Un exposé d'une heure suivi d'un dialogue
avec le public, dont quatre Sourds signeurs qui, fait inhabituel,
ne sont pas intervenus. Deux interprètes ont assuré la traduction
français oral-Langue des Signes Française de cette conférence,
la seule accessible aux Sourds de tout ce cycle sur "Le corps
réparé".
Une conférence dépassionnée, à mille lieux des débats heurtés
quand les mots "implant cochléaire" sont prononcés. Mais une conférence
éclairante sur les enjeux sociétaux et éthiques du "traitement"
de la surdité par les politiques publiques en matière de soin,
de santé, d'éducation, de vie quotidienne et sociale. Pour faire
réfléchir de futurs médecins à leur pratique afin qu'ils voient
des personnes, et pas seulement des "patients" à réparer. Qui
est handicapé : l'individu sourd qui s'exprime dans sa langue
(celle des signes) ou l'entendant à son contact qui ne connaît
que sa langue orale ? La surdité engendre une difficulté de communication
dans la relation sociale, les personnes nées sourdes ou qui le
sont devenues dès l'enfance ont d'ailleurs créé leur propre stratégie
à cet égard. Et la plupart d'entre elles considèrent qu'elles
ne sont pas des "handicapés" à "réparer" au
moyen d'un matériel implanté dans leur crâne. Il ressort des travaux
d'Andrea Benvenuto que les personnes sourdes doivent trouver leur
place dans les équipes de recherche, être actrices de cette recherche
en sciences sociales qui les concerne. "Quand on travaille sur
l'individu pour réduire sa déficience, on l'éloigne de l'intégration
dans la société. Pour réduire le handicap, il faut détruire cette
logique."
Elle relève également que si la loi du 11
février 2005 reconnaît la LSF comme langue à part entière,
elle contraint les Sourds à faire attester médicalement leur déficience.
Et constate que la généralisation de l'inclusion scolaire s'accompagne
de la fermeture programmée des écoles spécialisées : "L'école
de quartier n'a pas de communauté linguistique suffisante pour
que la LSF soit une langue à part entière. L'idéologie oraliste
est très puissante, l'enfant sourd doit être comme les autres,
l'implant cochléaire doit permettre l'intégration des enfants
sourds à l'école ordinaire." Voilà comment la belle idée de la
scolarisation de tous les enfants handicapés peut piétiner leur
réalité. "L'implant en lui-même n'a pas de valeur, concluait Andrea
Benvenuto. Il s'inscrit dans une visée transformatrice."
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Parce que l'implant
cochléaire n'a rien à voir avec une prothèse auditive : celle-ci
est un appareil amovible amplificateur de sons pour les rendre
audible à une oreille dont les capacités sont altérées, alors
que la première repose sur un équipement électronique connecté
au nerf auditif pour "court-circuiter" la cochlée défaillante.
Une délicate intervention chirurgicale effectue cette connexion
et implante une partie de l'équipement dans le crâne, l'autre
partie étant constituée d'un micro et d'une antenne de transmission
intracrânienne du son vers l'implant. 1.680 implantations ont
été réalisées en 2018, pour un coût unitaire de 45.000€ (dont
6.000€ pour l'implant lui-même), soit une dépense totale de 76
millions d'euros intégralement à la charge de la Sécurité Sociale.
De quoi salarier à temps plein, charges sociales et frais inclus,
plus de 2.000 interprètes en Langue des Signes Française alors
que la France n'en fait travailler que 400... L'implantation peut
être réalisée sur des enfants dès l'âge d'un an, alors qu'ils
sont en phase active d'acquisition d'un langage et de connaissances,
à laquelle il faut alors ajouter celle de la complexité d'un équipement
dont la maitrise nécessite un long apprentissage; au lieu de découvrir
son environnement comme les autres, l'enfant devient un objet-sujet
de soins aux mains de multiples professionnels qui vont lui apprendre
à parler et donner du sens aux sons qu'il entend sans les comprendre.
"Je n'avais jamais assisté à une conférence traduite en Langue
des Signes Française, commente un étudiant en médecine et en mastère
de philosophie. C'est une première approche des difficultés que
l'on peut éprouver quand on est sourd. L'implant cochléaire est
vécu comme un préjudice, je n'en avais pas du tout conscience."
Il n'avait pas entendu parler des problèmes éthiques posés par
l'implantation : "On travaille un peu en neurologie, en 3e année
de médecine, sur l'audition, mais on n'a pas d'information sur
les dispositifs tel l'implant cochléaire." Autre étudiant, mais
en histoire, thésard à l'EHESS, Angelo Frémeaux est l'un des quatre
Sourds à avoir assisté à la conférence : "C'est une problématique
que je connais bien. Il y a peu d'intervention de ce genre dans
les universités, aussi je trouve intéressant que des futurs médecins
aient accès à ce type de conférence. Quand des intervenants extérieurs
viennent parler de la surdité, elle est vue comme une maladie.
Mais des anthropologues, des sociologues qui parlent de la personne
sourde comme d'un être culturel avec une langue, cela ne se passe
pas dans les salles de médecine." L'implant est-il au service
d'une doctrine oraliste ? "Oui, en France en tous cas. Quand on
implante un enfant, la filière d'enseignement qu'on lui propose
est orale, c'est systématique. Cela fait 40 ans que l'association
2LPE
(Deux langues pour une éducation) se bat pour des écoles bilingues,
c'est toujours un combat à mener parce qu'il y en a très peu."
En effet, seules cinq villes de France proposent une filière complète
français-LSF du primaire au lycée : tout est dit...
Laurent Lejard, novembre
2019.
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