Trois décrets permettant le fichage policier de personnes handicapées ont été publiés au Journal Officiel du lendemain de la journée mondiale des personnes handicapées. Elaborés pour modifier les informations à inclure, le premier concerne le fichage au titre des enquêtes administratives liées à la sécurité publique (221.000 fiches actuellement), le second pour la prévention des atteintes à la sécurité publique et la sûreté de l’État (60.000 fiches), le troisième pour la gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique (67.000 fiches). Dans ces fichiers de police et de gendarmerie figureront l’identité complète des personnes, mais également leurs opinions politiques, convictions philosophiques ou religieuses, appartenance syndicale, mais aussi les « données relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques », « régime de protection », « comportement auto-agressif », « addictions », entre autres nombreuses catégories. Si des organisations ont immédiatement saisi le Conseil d’État d’un recours suspensif, elles ont été déboutées le 4 janvier mais le magistrat statuant en référé a toutefois rappelé que « seules les activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ou à la sûreté de l’État pourront donner lieu à l’enregistrement de données sur des activités publiques ou au sein de groupements ou de personnes morales ou des activités sur les réseaux sociaux » et que le code de la sécurité intérieure prévoit « qu’il est interdit de sélectionner dans le traitement une catégorie particulière de personnes à partir des seules données sensibles ».
Les services de police et de renseignement intérieur n’ont donc théoriquement pas le droit de ficher des gens à partir de l’une de leurs caractéristiques, et il ne devrait pas être possible d’en extraire les communistes, homosexuels, juifs, francs-maçons, etc. comme on l’a connu lors d’une sombre période de notre histoire… Théoriquement, ce fichage ne devrait pas autoriser à ficher les opposants au Gouvernement, ou les musulmans, ou les personnes handicapées psychiques, mais seulement autoriser à mentionner ces caractéristiques d’individus estimés par des policiers comme potentiellement dangereux pour la sécurité publique et la sûreté de l’État. Mais que viennent donc faire là les personnes handicapées psychiques ? Présidente de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), Marie-Jeanne Richard réagit.
Question : Le Gouvernement a élaboré et publié trois décrets qui autorisent à inclure les personnes vivant avec des troubles mentaux ou psychologiques dans trois fichiers relatifs à la sûreté de l’État et la sécurité publique. Qu’en pense l’Unafam ?
Marie-Jeanne Richard : D’abord, une très grand indignation. Nous sommes furieux devant cet amalgame qui est récurrent, entre dangerosité, troubles psychiatriques ou psychiques, et atteinte à la sécurité de l’État. Nous avons écrit le 16 décembre au Premier ministre et aux ministre de l’Intérieur et de la Santé, et une seconde lettre collective d’organisations du monde de la psychiatrie, d’associations de patients et de familles vient de leur être adressée. Il est inadmissible de tout le temps faire ce lien, et c’est vraiment ajouter de la stigmatisation. Ce qui est aussi grave, et passé assez inaperçu, ce sont les facteurs de fragilité concernés, dont le comportement auto-agressif c’est-à-dire les personnes qui ont fait des tentatives de suicide et ne menacent pas les autres, ce ne sont pas des comportements hétéro-agressifs. Dans ces facteurs de fragilité sont inclues les addictions et les mesures de protection des personnes sous tutelle ou curatelle. C’est autant de mots qui nous ont mis dans une très grande colère. Si l’on comprend les difficultés de la situation actuelle en matière de sécurité, cela ne permet pas d’identifier et de pointer du doigt des personnes qui sont d’abord en souffrance.
Question : Il n’y a donc pas eu de concertation ni d’information préalable ?
Marie-Jeanne Richard : Pas du tout, aucune concertation. Nous ne savons pas si le ministère de la Santé et des solidarités a été consulté, et nous avons remarqué que les décrets ne sont pas cosignés par ce ministre. On peut penser que ces textes ont été élaborés uniquement par le ministère de l’Intérieur.
Question : Il y a un précédent, avec un fichier spécifique…
Marie-Jeanne Richard : Absolument, avec ce que nous appelons le décret Hopsyweb [lire l’actualité du 16 mai 2019]. il concernait les personnes en soins psychiatriques sans consentement, on nous avait répondu « ce n’est pas grave ». Il s’agissait d’un fichier recensant ces personnes jusqu’à trois années après la sortie des soins sans consentement. Puis après un deuxième décret de mai 2019 permettait de faire le lien avec le fichier des personnes fichées S en rapport avec le terrorisme. Chaque fois, on augmente la stigmatisation : Hopsyweb limitait le nombre de personnes pouvant consulter le fichier, le 2e décret faisait le lien avec le fichier des personnes surveillées pour radicalisation ou lien avec le terrorisme, aujourd’hui on atteint un 3e niveau assez flou où on ne sait pas quelles personnes seront inscrites dans les fichiers : les « troubles psychologiques ou psychiatriques », c’est extrêmement vaste.
Question : L’un des fichiers sera consultable par de simples agents de police…
Marie-Jeanne Richard : Exactement. Le fichier des enquêtes administratives liées à la sécurité publique est utilisé pour le recrutement préalable dans certains emplois de la fonction publique, ce qui veut dire que de nombreuses personnes peuvent y avoir accès. C’est vraiment une violation du secret médical et du droit des personnes.
Question : On estime que plus du tiers des emprisonnés vivent avec des troubles psychiques qui ne sont pas soignés, ce serait une volonté d’ajouter à la privation de liberté une punition en enfermant les prisonniers dans leurs troubles ?
Marie-Jeanne Richard : Ça n’est jamais écrit comme cela, vous vous en doutez bien. En ne prenant pas en charge correctement les troubles psychiques en termes de santé, on conduit ces personnes à la rue et à la prison. Et là, on n’a plus à s’en occuper. C’est une manière pour l’État de se dédouaner de son obligation d’assurer les soins aux concitoyens.
Question : D’un côté, vous constatez les décrets stigmatisants du ministre de l’Intérieur, et de l’autre vous entendez les discours des ministres de la Santé et des personnes handicapées sur l’inclusion des personnes vivant avec des troubles psychiques. Cela vous laisse quelle impression ?
Marie-Jeanne Richard : Celle d’un État qui ne discute pas. D’un côté, le ministère de le Santé et le secrétariat d’État aux personnes handicapées qui parlent d’inclusion, mais on sent bien au travers de tout cela que ce n’est pas l’inclusion pour tout le monde. C’est un point sur lequel nous continuerons à nous mobiliser avec les associations de patients. Il est inadmissible de parler aujourd’hui de société inclusive en oubliant de manière quasi délibérée les personnes qui ont un handicap psychique. Fin décembre est paru le décret sur l’aide à la parentalité, et une fois de plus les personnes en situation de handicap psychique n’y sont pas inclues. Il y a des discours sur une société inclusive, mais nous constatons qu’elle n’est pas pour tout le monde. Les personnes ayant une maladie psychique ont besoin d’être soignées et accompagnées, pas d’être fichées.
Propos recueillis par Laurent Lejard, janvier 2021.