Le livre, on aime le prendre, l’ouvrir, le lire, le poser, réfléchir, faire autre chose, puis le reprendre. Ou entrer dedans et le finir passionnément. Et surtout, le choisir dans une boutique où on sera conseillé en fonction des ses envies, de la découverte que l’on aimerait faire, les sentiments et sensations que l’on pourrait éprouver. Cela, on le trouve dans certaines bibliothèques et les librairies indépendantes, tenues par des gens qui lisent et font partager leur lecture. Mais quand on est déficient visuel ou dyslexique, lire n’est pas aussi facile que pour tout le monde. Ce besoin vient d’être comblé pour les Franciliens : la première librairie entièrement dédiée aux ouvrages imprimés en caractères agrandis et assurant un confort de lecture vient d’ouvrir à quelques dizaines de mètres du Panthéon et de la bibliothèque Sainte-Geneviève (Paris 5e), au 6 de la rue Laplace.
Deux éditeurs deviennent libraire.
Ce sont deux éditeurs, A vue d’oeil et Voir de près, qui ont ouvert cette librairie des Grands Caractères que sa directrice, Agnès Binsztok, nous fait visiter. « On a créé ce lieu pour que les lecteurs flânent dans une librairie. Et parce qu’on a souvent évoqué les regrets de parents qui avaient abandonné la lecture. On avait l’intuition d’un lieu nécessaire pour des lecteurs de livres en grands caractères. Ils n’ont à leur disposition qu’un catalogue d’ouvrages, ou une bibliothèque. Voir les livres, discuter, les ouvrir, être conseillé, c’est différent. Je reçois des appels tous les jours depuis début décembre, quand on a publié l’annonce de notre ouverture. » C’est chose faite depuis ce 20 janvier, dans un cadre sobre et clair : meubles et îlots blancs, étiquetage très visible : « On a souhaité un agencement classique, un classement des livres par sections, par exemple témoignages, chefs d’oeuvres. » Là figurent des ouvrages intemporels, essentiels et diversifiés, qui ne sont pas des nouveautés, tels Si c’est un homme (Primo Levi), Le parfum (Patrick Süskind) dont l’adaptation au cinéma avait fait sensation, Des souris et des hommes (John Steinbeck), Croc-blanc (Jack London), Ils étaient dix (Agatha Christie, titré par l’autrice Dix petits nègres bien avant que la suppression récente du n-word dans le titre et le texte), L’armée des ombres (Joseph Kessel). La littérature française « de terroir » est également présente, avec Christian Signol, Mireille Pluchard, Marie de Palet, Christian Laborie. Dans la littérature française, beaucoup de titres récents en prise avec l’actualité littéraire, Le bal des folles (Victoria Mas), Vania, Vassia et la fille de Vassia (Macha Méril), Changer l’eau des fleurs (Valérie Perrin). De même que pour la littérature étrangère, avec Filles de la mer (Mary Lynn Bracht), Nos espérances (Anna Hope).
« J’essaie d’augmenter l’offre pour toujours proposer un livre intemporel. On propose aussi quelques documents érudits, La vie secrète des arbres, Cataclysmes, L’univers à portée de main, des témoignages comme Le lambeau. Ils restent des livres accessibles. Entre Voir de près et A vue d’oeil, on publie 150 nouveautés annuelles. » Dont peu de documents, Éloquence de la sardine, ouvrage d’anecdotes scientifiques sur le monde sous-marin étant l’un des rares. Ni théâtre ni littérature ancienne. Au fil des étagères, on trouve également du suspense, des polars, des livres jeunesse (Autour de Jupiter, Le rêve de la baleine) qui peuvent aussi être lu à tous les âges, pour Agnès Binsztok la frontière est parfois un peu floue entre littérature jeunesse et adulte : « Il existe un lectorat d’ados malvoyants et dys qui ont très peu à lire. » Sur les îlots, mobiles pour faciliter l’accessibilité aux lecteurs en fauteuil roulant, sont exposées les nouveautés de la rentrée littéraire, dont les deux Goncourt 2020, L’anomalie (Pascal Le Tellier) décerné par cette académie, et Les Impatientes (Djaïli Amadou Amal), attribué par un jury de lycéens. Enfin, la librairie propose un choix de loupes de table, loupe-règle, des modèles simples que les lecteurs peuvent tester : « On veut montrer qu’il existe des solutions simples, dont la lampe basse vision sur pied et de table. »
Savoir s’adapter aux lecteurs.
Agnès Binsztok a opéré une sélection dans l’importante offre éditoriale : « On ne peut pas présenter toute l’offre, on effectue une sélection, des livres et des auteurs qu’on suit. Je déniche des nouveautés dans les programmes des maisons d’édition, je lis beaucoup, avec une autre lectrice. Je fais ensuite des offres de publication en grands caractères à l’éditeur du format initial, en sélectionnant comme pour tous les lecteurs, sans exclusive sur l’âge. Si beaucoup de malvoyants sont âgés, il y a des jeunes, et en fait les attentes des personnes âgées sont celles de tout le monde. D’autant que parmi les personnes malvoyantes, il y a beaucoup de jeunes. Par exemple Vernon Subutex, un livre plébiscité par le public doit être en grands caractères. » Si Voir de près et A vue d’oeil dominent un marché peu considéré par les « grandes maisons », il a connu de multiples fluctuations entre disparition d’éditeurs et critères d’impression mal adaptés. « Les critères de mise en page, c’est un vrai sujet. On a réalisé un test auprès de lecteurs il y a 4 ans, on constatait que les livres étaient mal adaptés, imprimés sur papier brillant ou transparent, avec un interlignage serré ou une police pas sobre. On a évalué des mises en page avec des personnes présentant des pathologies différentes. Nous, on imprime avec un interlignage correct, du vrai 16 de hauteur de caractères, une police sobre, sur papier mat et avec un bon contraste. On a aussi augmenté l’offre de livres en police 20 points, pour répondre à la demande. On emploie la police Luciole, mise au point par une association et mise à disposition gratuitement.
L’édition adaptée en grands caractères est une activité commerciale non subventionnée, elle ne bénéficie pas des exemptions appliquées au livre adapté. Les primo-éditeurs et les auteurs sont rémunérés par contrat, pour un tirage de 500 à 600 exemplaires, et plusieurs milliers pour ceux qui marchent bien, ce qui contribue à équilibrer les comptes. Pourtant, la plupart des livres en caractères agrandis ne coûtent pas forcément plus cher, sauf lorsque l’ouvrage d’origine doit être scindé en deux ou trois volumes. Imprimer en grands caractères sur papier opaque conduit nécessairement à réaliser des livres plus épais, ce qui ne fait pas l’affaire de la plupart des librairies classiques et des bibliothèques.
« Il est compliqué de servir tout le monde, les exigences sont différentes. On a enclenché un cercle vertueux. On peut rêver que ça donne des idées à d’autres et casse les idées reçues. A chaque fois qu’une bibliothécaire entretient et fait vivre le rayon grands caractères, il fonctionne. A La Flèche (Sarthe), le rayon est énorme et la bibliothécaire qui en a la charge s’en occupe avec beaucoup de dynamisme. Si bien qu’on a augmenté le budget qui lui est dédié. Dans une bibliothèque parisienne, la directrice a absolument voulu maintenir le rayon, du coup la bibliothécaire s’est prise au jeu et a découvert que ce rayon était très attendu; elle s’y est intéressée en achetant des titres variés, depuis ça marche très bien, avec un budget augmenté et un lectorat plus vaste. A la Librairie Grangier à Dijon, les gens se déplacent pour voir ce rayon. Si on se donne la peine, il y a un besoin. Il ne faut pas oublier que la lecture sur papier entretient les fonctions cognitives, la qualité de vie, le plaisir. Le livre papier, c’est essentiel ! »
Librairie des Grands Caractères, 6 rue Laplace, Paris 5e. Ouverte du mercredi au samedi de 12 à 20 heures. Trottoir très étroit mais accessibilité assurée en plaçant une rampe sur demande pour combler le caniveau en prévenant au 01 80 83 97 92.