À force de manifester en faveur du droit de vivre dignement, en bloquant des routes, en ouvrant des péages, en rejoignant avec d’autres citoyens handicapés le mouvement des gilets jaunes, Odile Maurin, présidente d’Handi-Social, devait subir tôt ou tard la criminalisation de la contestation contre l’action du Président de la République et de son Gouvernement aussi libéral qu’autoritaire. Le 30 mars, elle a été prise à partie par des policiers réprimant une manifestation pacifique dont les participants s’étaient couchés par terre ou avaient levé les mains en l’air à l’approche des forces de « l’ordre ». Elle ne voulait pas dégager et deux agents ont entrepris de le faire à sa place en actionnant le joystick de son fauteuil roulant. L’engin mal piloté et son occupante ont alors valdingué contre un fourgon de police, brisant le pied d’Odile Maurin puis heurtant sans le blesser l’un des policiers. Et voilà notre militante poursuivie par le Procureur de la République de Toulouse pour « violences n’ayant pas entrainé d’incapacité de travail sur la personne de [l’agent X et de l’agent Y], avec cette circonstance que les faits ont été commis avec usage ou menace d’une arme ». L’arme en question, c’est son fauteuil roulant.
Un fauteuil roulant, c’est quoi ? Un engin qui remplace les jambes défaillantes d’un être humain et lui permet de se déplacer presque comme tout le monde. Une arme, c’est quoi ? Un engin conçu pour blesser ou tuer un être humain. Certes, le droit considère que tout objet peut constituer une arme par destination, comme une pierre, un cendrier, une voiture, alors pourquoi pas un fauteuil roulant ? Les 200.000 personnes handicapées qui utilisent quotidiennement un tel engin parcourent donc les rues de nos villes avec une arme sous les fesses. C’est d’ailleurs ce qu’avait vécu, il y a 22 ans, le chroniqueur radio paraplégique André Dji : après une altercation avec des policiers aussi « aimables » qu’on l’imagine face à un jeune Noir plutôt costaud et au look soigné, André Dji avait été trainé en justice à Bobigny pour « violence à agent avec arme, en l’occurrence un fauteuil roulant ».
Le caractère ridicule d’une telle incrimination n’échappe à personne, parce que si quelqu’un est sorti blessé, c’est bien Odile Maurin, victime de voies de fait sur ses « jambes de remplacement » qui l’ont entrainée brutalement contre un véhicule : bilan, un pied cassé et de multiples ecchymoses pour elle entrainant 10 jours d’interruption de travail (ITT), mise en garde à vue immédiate sans soins, tentative de la conduire au commissariat avortée faute de transport adapté disponible, et citation à comparaitre au Tribunal Correctionnel le 16 mai prochain. Tout cela pour avoir déplu au pouvoir en place qui traite les manifestants comme des délinquants, ordonnant aux policiers de les tirer à vue au flash-ball, de les gazer par centaines (et milliers à Paris) de grenades lacrymogènes. Les préfets signent par brassées des interdictions de manifester ou de se rassembler, des journalistes sont matraqués et leurs caméras confisquées, des défilés syndicaux chargés et gazés comme à Paris ce 1er mai, les libertés publiques piétinées par ceux-là même qui ont la responsabilité d’en garantir l’exercice. Et ce sont les victimes de violences policières qui sont trainées en justice.
Odile Maurin ne veut pas se laisser faire, mais tiendra-t-elle le choc ? La douane lui cherche des noises après l’envahissement des pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac le 14 décembre 2018 puis le blocage de sa zone Fret le 4 mars, dont les véritables responsables sont les énormes failles de sécurité d’installations sensibles en pleine alerte attentat Vigipirate. Plutôt que de poursuivre la militante qui les a mises en évidence, les autorités devraient la remercier. « Je me permets de rappeler que cela faisait au moins une semaine que les portes d’accès aux pistes de l’aéroport étaient grandes ouvertes ! », a rappelé Odile Maurin au préfet de Haute-Garonne dans un courrier qu’elle lui a adressé le 6 février dernier. Préfet auquel elle a adressé, dans une autre lettre datée du 5 avril, des conseils à transmettre aux policiers et gendarmes venant réprimer des manifestants handicapés pour que ces derniers ne soient pas blessés par des gestes brutaux dont les conséquences sont démultipliées sur des personnes insuffisantes respiratoires, vivant avec des affections invalidantes ayant fragilisé leur organisme, leur ossature, etc. N’est-ce pas un comble que la victime doive informer ses bourreaux ?
Laurent Lejard, mai 2019.
PS du 7 mai : André Dji nous a communiqué le jugement rendu le 12 décembre 1997 par le Tribunal Correctionnel de Bobigny. Il lui était reproché d’avoir à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) le 14 septembre 1997 « volontairement commis des violences ayant consisté à foncer avec son fauteuil roulant sur le Brigadier de Police en fonction […] avec l’usage d’une arme en l’occurrence le fauteuil roulant ». Cette « arme » constituait une circonstance aggravante faisant passer la sanction de trois ans de prison et 300.000 francs d’amende (45.000€ actuellement) à cinq ans de prison et 500.000 francs d’amende (75.000€) : cher pour un crachat et la chute du policier auquel André Dji s’était agrippé après que l’agent lui avait enjoint de circuler sans s’intéresser au grief qu’il exposait, ce que cet homme a vécu comme une énième manifestation d’un mépris raciste. Le Procureur de la République voulait donc aggraver la sanction contre un homme énervé qui a commis un délit de lèse-policiers en réaction au vécu de leur attitude à son enconte. Mais si André Dji a reconnu les actes qui lui étaient reprochés, les magistrats ont constaté que les « faits sont mal qualifiés », les ramenant à une simple amende avec sursis, et ont écarté sans même le discuter un argument du ministère public : « Attendu toutefois qu’il n’y a pas lieu de retenir l’usage d’une arme en l’occurrence le fauteuil roulant ». Il y a près de 22 ans, les juges de Bobigny ont donc écarté une argumentation érigeant un fauteuil roulant manuel en arme par destination, que feront maintenant ceux de Toulouse ?