Créé à Louhans (Saône-et-Loire) en juin 2013 avec très peu de moyens, le Musée d’histoire et de culture des Sourds est pourtant nécessaire à la compréhension de leur situation encore en marge de la société française. Jusqu’au milieu du XIXe siècle la condition des femmes et des hommes sourds ne faisait que s’améliorer, évoluant au milieu de tous, travaillant, produisant des artistes, écrivains, créateurs, et militants. Parmi eux, Ferdinand Berthier, né à Louhans en 1803, devint le premier professeur sourd à exercer à l’Institut National des Sourds-Muets de la rue Saint-Jacques (INJS, Paris 5e). Fondateur en 1838 de la Société centrale des sourds-muets de Paris, on lui doit également l’invention du premier banquet des sourds, formule que les opposants à la monarchie adopteront quelques années plus tard pour contourner l’interdiction des rassemblements publics proclamée par le roi Louis-Philippe.
La création du musée résulte de l’action militante d’Armand Pelletier, décédé en 2016, fondateur en 1995 de l’association Culture et Langue des Signes Ferdinand Berthier (CLSF Berthier), grâce au soutien du maire de la commune voisine de Sagy. Ferdinand Berthier fut en effet inhumé dans le caveau familial placé à côté de l’arbre de la liberté, à gauche de l’église de cette commune. L’une des cloches du sanctuaire porte d’ailleurs une dédicace à Ferdinand Berthier, gravée dans le bronze. Bien évidemment, le musée rend hommage à son créateur, également célèbre pour sa pratique du cyclisme.
Parcourir l’histoire des Sourds, c’est découvrir que le philosophe antique Aristote les rejetait, pensant qu’ils ne pouvaient pas être éduqués; qu’en 1595 le Parlement interdisait les Sourds du droit d’héritage, mais que le philosophe du XVIIe siècle René Descartes estimait à égalité la parole et la langue des signes, qualifiant ainsi à égalité les personnes qui parlent et celles ne le peuvent pas. Au fil des tableaux et panneaux accrochés aux murs de l’unique salle du musée, des personnalités qui ont marqué la vie des Sourds de France racontent une histoire mouvementée. On y apprend notamment que le congrès qui s’est déroulé en septembre 1880 à Milan n’a pas seulement interdit la langue des signes, mais a engendré un véritable génocide culturel marqué par la destructions d’oeuvres réalisées par des artistes sourds.
Dans la salle de Louhans, on découvre les portraits de pédagogues et de grandes figures de l’éducation des Sourds. L’Abbé de l’Epée bien sûr, qui s’adresse à tous les sourds, riches ou pauvres, au moyen d’une langue des signes structurée sur le modèle de la langue française : des monarques européens marqueront leur intérêt pour ses méthodes. Après sa mort en 1789, l’Abbé Sicard lui succède à la tête de l’Institut national, en pleine Révolution. Mais parce qu’il n’avait pas prêté serment à la Constitution civile du clergé, il échappe de peu, en septembre 1792, au lynchage populaire, sauvé par l’horloger Monot qui réussit à convaincre la foule que Sicard est un prêtre bienfaiteur parce qu’il instruit les sourds-muets. Le musée expose la copie d’une gravure reproduisant le tableau du peintre sourd Léopold Loustau, prix de Rome sous Louis-Philippe, qui évoque cet épisode agité. C’est la seule oeuvre de ce peintre qui témoigne de sa surdité, un hommage rendu 90 ans après les faits à ce grand éducateur. On découvre également quelques aspects de la vie de Jean Massieu, fondateur de l’école de Lille, de son élève Laurent Clerc qui fonda avec l’américain Thomas Gallaudet la première école pour Sourds aux USA, devenue en 1986 l’université Gallaudet qui rayonne aujourd’hui de par le monde. Les Etats-Unis n’ont pas participé au destructeur congrès de Milan : l’éducation des jeunes Sourds par la langue des signes s’y est poursuivie.
En France, Pauline Larrouy fut la première femme sourde et officier d’académie à diriger à la fin du XIXe siècle un établissement d’éducation de jeunes Sourds, à Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques). Deux tableaux présentent la généalogie de Ferdinand Berthier et de Claudius Forestier, qui dirigea l’institution des sourds-muets de Lyon et dont l’original du buste orne une fenêtre du musée; ensemble, ils avaient milité pour créer le premier Banquet des sourds; Claudius Forestier fut l’un des trois Sourds à participer au congrès de Milan. Les conséquences des résolutions qui y furent adoptées en faveur de l’oralisation forcée furent désastreuses : fermeture des écoles, licenciement des professeurs, anéantissement culturel.
Précurseur de ce mouvement répressif, Désiré Ordinaire, directeur de l’institut de la rue Saint-Jacques voulut bannir la langue des signes et imposer l’oralisme : il licencia l’enseignant progressiste (entendant) Auguste Bébian et combattit Ferdinand Berthier, rétrogradé au rang de répétiteur. En 1838, élèves et professeurs sourds obtiendront le départ d’Ordinaire au terme de sept années d’une direction despotique. Autre entendant, Théophile Denis était un défenseur des artistes sourds et le créateur du Musée universel des sourds rassemblant 1.500 oeuvres installées au premier étage de l’Institut National de la rue Saint-Jacques à Paris. Musée démantelé lors de la rénovation des années 1980 par sa transformation en bureaux administratifs, entrainant la « disparition » d’oeuvres, dont de magnifiques statues qui, semble-t-il, n’ont pas été perdues pour tout le monde…
La cour de l’actuel INJS est ornée d’une statue de l’Abbé de l’Epée et de bas-reliefs sculptés par Felix Martin, dont des oeuvres décorent l’Hôtel de Ville de Paris et dont une sculpture dénonçant l’esclavage est exposée au musée d’art et d’industrie de Roubaix. D’autres artistes sont évoqués au musée des Sourds, témoignant de leur talent et de leur implication sociale, tel Henri Gaillard, écrivain et fondateur de journaux pour les Sourds. La période actuelle est surtout marquée par le Totem de la manifestation Opération de Sauvegarde des Sourds (OSS), témoignage protestataire qui accompagna pendant le printemps 2013 une marche mémorielle entre Paris, Lyon et Milan, avec une représentation plutôt violente d’enfants implantés cochléaires qui interpelle les jeunes visiteurs : le musée permet de comprendre cette radicalité.
Laurent Lejard, avril 2018.
Le Musée d’histoire et de culture des Sourds est ouvert le mercredi après-midi et le jeudi, visite commentée en Langue des Signes Française du musée et des lieux marqués par la présence de Ferdinand Berthier sur rendez-vous.
Pour préparer ou compléter une visite au musée des Sourds, le Dictionnaire biographique des grands Sourds de France, publié en décembre 2017, présente des notices détaillées de personnalités françaises nées ou devenues sourdes. Réalisé par Yann Cantin, historien et conférencier intervenant en LSF dans de nombreux musées, et son épouse Angélique, généalogiste, l’ouvrage témoigne d’un important effort de recherche et recèle quelques surprises… Dictionnaire biographique des grands Sourds de France, par Yann et Angélique Cantin, Archives & Culture, 24€ en librairies et chez l’éditeur.