La crise sanitaire a fortement secoué le secteur du travail protégé incarné par les Établissements et Services d’Aide par le Travail : fermeture de la plupart pendant les confinements, baisse d’activité et de commandes par les clients entraînant une perte de chiffre d’affaires de 30%, risques psycho-sociaux pour les 120.000 usagers-travailleurs, plusieurs organisations avaient alerté Sophie Cluzel, secrétaire d’État aux Personnes handicapées, le 19 novembre dernier. Faute de réponse un mois plus tard, elles ont renouvelé leur alerte qui a finalement été entendue. Il aura fallu encore un mois pour que Sophie Cluzel annonce, le 27 janvier, le lancement d’une « concertation avec les parties prenantes du secteur pour répondre aux enjeux structurels de modernisation attendus par ces établissements ». Dans ce cadre, le statut actuel d’usagers d’un établissement médico-social appliqué aux travailleurs handicapés orientés par les Maison Départementale des Personnes Handicapées pourrait être mis en discussion pour le rapprocher de celui des travailleurs. C’est ce qu’avait d’ailleurs jugé la Cour de Justice de l’Union Européenne le 26 mars 2015. L’avocate Laurence Martinet-Longeanie, spécialiste en droit du travail, revient sur la portée de cet arrêt. Deux dirigeants de l’association de personnes handicapées mentales Nous Aussi, qui travaillent également en ESAT, expriment leur point de vue, de même que le président de l’association des directeurs et cadres des ESAT, Andicat, Enfin, les syndicats de salariés, qui ne sont pas conviés à la concertation, et une Union d’associations exposent leur perception de ces usagers-travailleurs.
L’analyse d’une juriste
Petit rappel : un ESAT est une structure qui permet aux personnes en situation de handicap d’exercer une activité professionnelle tout en bénéficiant d’un soutien médico-social et éducatif dans un milieu protégé. Cette structure accueille donc des personnes qui n’ont pas acquis assez d’autonomie pour travailler en milieu ordinaire ou dans une entreprise adaptée à leurs besoins. Elles peuvent ainsi exercer une activité professionnelle mais aussi maintenir les acquis scolaires, tout en développant des compétences métiers.
Historique : l’ESAT est né de services qui ont été proposés aux personnes handicapées depuis le début du XXe siècle. Au départ, il s’agissait de classes de perfectionnement pour des élèves handicapés et après la Première Guerre mondiale ont été mis en place des établissements permettant une discrimination positive pour les mutilés de guerre.
Les ESAT sont donc à la croisée des chemins entre le productif et l’éducatif, puisque ses usagers doivent fournir un travail adapté aux différents publics accueillis mais ils ont également pour mission de favoriser l’autonomie sociale de ces mêmes personnes.
Cependant, la question qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si la personne ainsi employée a qualité de « travailleur » et au cas de M. Fenoll, usager de 1996 à 2005 du CAT La Jouvene (Vaucluse), s’il avait bien vocation à bénéficier de cinq semaines de congés payés. C’est en effet ce que la Cour de Justice de l’Union Européenne a tranché dans son arrêt du 26 mars 2015 qui avait à interpréter la notion de « travailleur » au sens de la Directive 2003/88/CE du parlement européen et conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps du travail ainsi que de l’article 31 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne.
Sur les faits : M. Fenoll a été usager du CAT [appellation des ESAT à l’époque] La Jouvene pendant près de neuf ans, lorsque le terme de son « usage » est survenu le 16 octobre 2004, placé en arrêt-maladie à partir de cette date et ce, jusqu’au 20 juin 2005. Il avait acquis à cette époque douze jours de congés annuels. Il s’est donc réclamé du paiement d’une contrepartie financière de 945 €, étant ici précisé qu’il a déjà antérieurement bénéficié de cinq semaines de congés annuels payés.
Sur la procédure : le tribunal d’instance d’Avignon que M. Fenoll avait saisi, a rejeté sa demande en dernier ressort. Il s’est donc pourvu devant la Cour de Cassation. La Cour a alors saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) afin de l’interroger alors que la résolution du litige était conditionnée par l’interprétation d’une norme de l’Union Européenne. C’est le process de la question préjudicielle posée.
Le coeur des deux questions ainsi posées était le suivant :
- L’article 3 de la Directive 89/391, à laquelle renvoie les dispositions de l’article premier de la directive 2003/88 qui ont déterminé le champ d’application, doit-il être interprété en ce sens qu’une personne admise dans un CAT peut être qualifié de travailleur au sens dudit article 3 ?
- Une personne telle que celle décrite à la première question peut-elle se prévaloir directement des droits qu’elle tient de la charte pour obtenir des droits à congés payés si la réglementation nationale ne prévoit pas qu’elle bénéficie de tel droit est le juge national doit-il, pour garantir le plein effet de ce droit, laisser inappliquées toutes dispositions de droit national contraire ?
C’est ainsi que la CJUE a apprécié que le statut de « travailleur » devait être reconnu pour une personne admise dans un CAT et ce, en se fondant sur le fait que le juge national doit notamment vérifier si les prestations effectivement accomplies par l’intéressé sont susceptibles d’être considérées comme relevant normalement du marché de l’emploi. Elle a pour ce faire examiné en détail les activités de M. Fenoll et considéré qu’elles ne sont pas créées dans le but de procurer une occupation, le cas échéant dérivative, aux intéressés. La Cour a aussi précisé que ces activités, bien qu’adaptées aux capacités des personnes concernées, présentent une certaine utilité économique. En revanche, M. Fenoll a été privé de toute contrepartie financière et donc de ses congés payés autrefois servis du fait du défaut d’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et de la charte qu’il visait.
C’est donc dire que l’usager d’un ESAT est aujourd’hui bel et bien reconnu comme s’agissant d’un travailleur, mais les droits du salarié ne lui sont toujours pas accordés. Le statut de l’usager d’un ESAT reste en effet sui generis. Il lui reste donc propre, sans raison particulière, ce qui l’expose à de multiples risques. Pourtant, le salarié demeure défini comme s’agissant d’une personne qui s’engage à exécuter un travail, pour le compte d’un employeur, en contrepartie d’une rémunération.
Laurence Martinet-Longeanie, avocate au barreau de Paris et juge médiateur auprès de la Cour Internationale de Médiation et d’Arbitrage (Cimeda), mars 2021.
Le point de vue des travailleurs
Des personnes handicapées intellectuelles sont organisées dans l’association Nous Aussi. L’un des administrateurs, Ludovic Pruvot, et son président, Lahcen Er-Rajaoui, qui tous deux travaillent en ESAT s’expriment sur la situation et le devenir de leur statut.
Question : Que pense Nous Aussi du statut d’usager en ESAT ?
Nous Aussi : Le terme usager est un mot tabou. Nous Aussi essaie depuis 2010 de le remplacer. En ESAT, c’est un travailleur car ce que nous faisons est un véritable travail.
Question : Demandez-vous qu’ils soient traités comme des « travailleurs » au sens légal du terme ?
Nous Aussi : Nous demandons que la personne soit considérée comme une personne à part entière quelles que soient ses capacités, et qu’elle soit bien accompagnée sur ses difficultés.
Question : Actuellement, les heures supplémentaires, le travail de nuit et du dimanche des usagers d’ESAT ne sont pas payés avec un supplément.
Nous Aussi : Nous trouvons qu’à cause des heures payées nous avons notre Allocation Adulte Handicapé diminuée, ce qui fait que c’est comme si nous avons travaillé pour ne rien gagner. Du coup nous préférons avoir des heures ou des jours de récupération à la place.
Question : Les usagers n’ont pas droit à certains congés parentaux, n’ont pas accès aux services du comité d’entreprise, ni au droit syndical. Est-ce que vous demandez ces droits, ou quelques-uns de ces droits et lesquels ?
Nous Aussi : Nous avons des congés parentaux, surtout la mère. Nous aimerions avoir accès au Comité d’Entreprise, nous cotiserons s’il faut, et aussi les congés impérieux car là, juste une journée pour le décès du père ou de la mère, c’est pas assez.
Question : Actuellement, des usagers d’ESAT peuvent travailler dans des conditions difficiles, mais l’inspection du travail ne peut rien faire pour eux. Que pense Nous Aussi de cette situation ?
Nous Aussi : Le travailleur en ESAT avec une attestation de son médecin le considérant comme personne fragile a le choix de travailler ou pas.
Question : Peu d’usagers (0,47% en 2018 selon Andicat) sortent de l’ESAT pour un emploi en milieu ordinaire, quelles sont les propositions de Nous Aussi sur ce sujet ?
Nous Aussi : Il y a très peu de personnes qui partent de l’ESAT par peur de l’échec et de ne plus retrouver sa place en ESAT.
Qu’en dit Andicat ?
Perception du sujet complémentaire à l’Association Nationale des Directeurs et Cadres d’ESAT (Andicat) qui couvre 95% de ces établissements : « Notre position n’est pas forcément majoritaire, justifie son président, Didier Rambeaux. La loi de 2005 a créé un statut spécial, exorbitant du droit du travail, en tordant la loi. » Il rappelle que l’usager d’ESAT ne peut pas bénéficier du code du travail : « Ce statut a été créé en bricolant, en prenant des éléments du code du travail pour les inclure dans le code de l’action sociale et des familles ; c’est rempli de vides juridiques. Le temps de travail est simplement fixé à 35 heures hebdomadaires, et limité à 10 heures jour. Il n’y a rien sur les heures supplémentaires, le travail du dimanche. Dans une société inclusive, on ne voit pas pourquoi des gens auraient des sous-droits. C’est en train de vaciller sous la pression de l’arrêt de la CJUE. » Andicat souhaite que les usagers-travailleurs d’ESAT deviennent des salariés protégés, en restant dans l’emploi protégé : « J’espère qu’on restera un bouclier social, et qu’on écoutera le droit des personnes. On pourrait imaginer un statut salarié. » Une perspective qui effraierait l’Unapei, selon Didier Rambeaux, qui s’inquiète toutefois du contexte actuel : « Sophie Cluzel en parle, mais pas pour les mêmes raisons, plutôt au titre de la désinstitutionalisation pour que tout le monde travaille en milieu ordinaire et pointe au chômage. Voyez l’Angleterre et la fermeture des établissements adaptés Remploy, une catastrophe sociale [lire l’actualité internationale du 10 juillet 2012]. » Avec un taux de sortie d’usagers de 0,47% vers l’emploi ordinaire en 2018, et moins de 5% de projets de sortie, ces 120.000 ouvriers et employés ne semblent pas pouvoir rejoindre des entreprises classiques dans les conditions actuelles. Cela d’autant plus que l’arrivée dans les ESAT de travailleurs handicapés psychiques a nettement relevé le niveau des compétences professionnelles.
Les syndicats absents de la concertation
Le secrétariat d’État aux personnes handicapées a refusé de communiquer la liste des organisation conviées à la concertation, qui selon une invitée compte des représentants des Agences Régionales de Santé, de la Délégation Générale à l’Emploi et à la Formation Professionnelle (DGEFP), de l’Agefiph, d’associations gestionnaires, d’Andicat, de l’Union Nationale des Entreprises Adaptées et des « personnes en situation de handicap. La représentativité est bonne », estime-t-elle. Mais les confédération syndicales de salariés ne sont pas conviées. Après l’arrêt de la CJUE, on les avait interrogées sur leur positionnement et depuis ce focus, la Confédération Générale du Travail (CGT) a pris clairement position : elle revendiquait le 16 novembre dernier de « donner le statut de salarié aux travailleurs handicapés des ESAT avec l’ensemble des droits liés au travail et négocier la mise en place d’une convention collective pour les travailleurs d’ESAT et d’entreprises adaptées avec les acteurs syndicaux et associatifs ». Six mois auparavant, elle s’inquiétait du remplacement d’usagers-travailleurs confinés à domicile ou dans leur foyer par les moniteurs d’ateliers pour « participer plus activement à la production » pendant le premier confinement. Pour sa part, la CFDT se contente d’exposer la situation actuelle, sans formuler de propositions d’évolution : « C’est un sujet épineux et qui continue à l’être, modère Catherine Pinchaut, secrétaire nationale chargée du handicap au travail. Il y a l’arrêt de la CJUE, et le fait que les travailleurs en ESAT ne sont pas des travailleurs comme les autres. Il faut prendre en compte la particularité de la personne, la relation de travail est spécifique, le soutien, l’accompagnement qui nous semble primordial. En tant que syndicat, on dit que tout travailleur ne doit pas être stigmatisé pour quelque raison que ce soit. » Si elle estime que les usagers devraient « évoluer vers une vraie rémunération autre que l’AAH », elle reconnaît que la CFDT « n’a pas de position claire sur ce sujet complexe. »
La CFTC qualifie les conditions d’emploi dans les ESAT de « partenariat gagnant-gagnant qui s’inscrit dans une démarche citoyenne et responsable » en conciliant « leurs missions médico-sociales et les exigences de productivité ». Ce que justifie François Cosker, délégué handicap auprès du secrétariat confédéral : « Il ne nous semble pas souhaitable que ces usagers entrent dans la subordination mais accèdent à d’autres droits. On souhaite mettre en avant que le travail des usagers se fasse dans un cadre protégé, l’assimiler complètement enlèverait l’aspect protecteur. » Toutefois, la CFTC n’a pas mené de réflexion au niveau national : « On peut demander les mêmes droits mais pas forcément les mêmes devoirs, on n’est pas sûrs. On doit se rapprocher au plus près de la réglementation du travail. » Pour Force Ouvrière, « il est impératif de sécuriser le modèle économique des ESAT [et] de garantir un nombre de places suffisant pour répondre aux besoins » mais la centrale syndicale ne revendique pas de droits pour leurs usagers. « Je n’ai pas d’avis tranché sur les trois questions posées, précise Anne Baltazar, chargée du handicap à Force Ouvrière et ancienne présidente de l’Agefiph. Quand j’en parle en interne aux salariés du secteur social, ils ne sont pas hyper chauds. Ils considèrent que les usagers ne sont pas des travailleurs comme les autres. »
Et les associations ?
Ni la Fédération Apajh ni l’Unapei, dont la moitié des ESAT sont dans le giron, ne s’expriment sur ce dossier. Mais cette dernière est adhérente à l’Union nationale interfédérale des oeuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (UNIOPSS) précise sa conseillère technique « Autonomie et Citoyenneté des personnes en situation de handicap », Gwénaëlle Sébilo : « On demande d’étudier l’évolution du statut des usagers d’ESAT. Les ESAT restent du médico-social, mais comme ils s’appuient sur le travail, il serait opportun de donner aux usagers accès à des droits du travail. Il faudrait mieux cerner ce qui est possible de faire, en étant vigilant. Et travailler sur la sécurisation des parcours afin de permettre le retour en cas d’échec en emploi ordinaire. » Elle rappelle le rapport de mission publié en octobre 2019 par l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) : « Il est totalement cohérent avec nos positions ». L’IGAS propose de « poursuivre la transposition dans le code de l’action sociale et des familles de certaines dispositions protectrices du code du travail sans pour autant transformer le statut d’usager en statut de salarié ». Elle n’évoque pas le droit syndical, mais seulement « une participation des délégués élus au Conseil de vie sociale aux instances représentatives du personnel de l’ESAT ».
Conviée aux groupes de travail ESAT, l’UNIOPSS estime que la question du statut est extrêmement complexe : « Il faut trouver un équilibre entre les deux, usager et travailleur. Il serait déraisonnable au regard des publics concernés de ne plus les protéger. » Concernant le sujet épineux de la syndicalisation, voie dans laquelle les confédérations ne se sont pas engagées pour les usagers-travailleurs, Gwénaëlle Sébilo fait le parallèle avec le droit de voter pour les personnes sous tutelle, dont certains craignaient la manipulation : « Il faut être concret. Soit on demande un droit universel et il faut être conscient des enjeux, soit on reste dans un statut protégé. On peut partager les craintes, mais comment se donne-t-on les moyens ? » On le saura dans quelques semaines, au terme de la concertation pilotée par le secrétariat d’État aux personnes handicapées : « Il veut mener la danse, tempère un interlocuteur, et on se demande si en fait tout n’est pas écrit d’avance. »
Laurent Lejard, mars 2021.