Cela fait 25 ans que l’on évoque l’accessibilité du web pour les internautes handicapés. Dès 2004, un rapport remis au ministre compétent à l’époque exposait ce qu’il fallait déployer pour une administration et des services publics en ligne parfaitement utilisables quel que soit le handicap. Il n’a pas été suivi d’effet. Un an plus tard, une obligation a été introduite dans la loi du 11 février 2005, suivie d’un décret d’application quatre ans plus tard… jamais appliqué ! La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a relancé la chose en l’étendant aux entreprises privées réalisant plus de 250 millions de chiffre d’affaires, avec une obligation de résultat sanctionnée par des amendes en cas de manquement. Problème : si les administrations, services publics et grosses sociétés privées doivent attester du niveau de conformité de leurs sites Internet depuis octobre 2019 ou 2020, selon la date de réalisation du site web considéré, la formalité déclarative par téléservice n’a pas été créée. Cette déshérence résulte d’un conflit entre administrations de l’État et bloque tout contrôle et sanction. Ce qui n’empêche pas de regarder ce que font quelques gros acteurs économiques ou des médias…
Les 5 plus importantes sociétés françaises
Dans ce Top 5 du chiffre d’affaires, le pétrolier Total domine haut-la-main mais hors-la-loi : sa page Accessibilité ne présente pas d’audit ni de plan de mise en conformité. Il emploie la surcouche FACIL’iti, qui modifie l’apparence des pages mais ne constitue pas un palliatif efficace aux obstacles de navigation que sont les boutons et les images sans alternatives texte. « Depuis maintenant plusieurs mois, précise une porte-parole, Total mène un chantier visant à mettre en conformité ses sites web avec l’accessibilité numérique. Différents projets ont été menés en parallèle pour pouvoir établir une déclaration d’accessibilité numérique sur nos sites, celle-ci est en cours de rédaction ainsi qu’un schéma pluriannuel et ne devrait plus tarder à être publiée sur nos sites. » Total.fr, dédié à la clientèle, devrait prochainement afficher la mention accessibilité partiellement conforme : « Le taux que nous atteignons à ce jour dépasse les 70% […] le niveau d’accessibilité ‘totalement conforme’ reste difficilement atteignable sur des sites avec ce type de configuration. » Donc, ce n’est pas parce qu’on réalise plus de 150 milliards d’euros de chiffre d’affaires que l’on peut être 100% accessible. Total ajoute que ses collaborateurs sont informés, formés et sensibilisés « sans cesse [afin] que ce critère soit pris en compte à chaque nouveau projet numérique au sein du Groupe. »
Le plus important assureur français n’est également pas conforme : sa page « L’accessibilité chez AXA » présente bien quelques services (garanties contractuelles, contact en LSF ou transcription, accueil dans plusieurs agences) mais rien sur le numérique. « Nous avons fait appel à BrailleNet en septembre 2020, justifie une porte-parole d’Axa, pour réaliser un audit sur notre site qui fait ressortir un taux de conformité à près de 70%. Nous allons d’abord nous concentrer, d’ici l’été, sur les éléments à plus fort impact pour les personnes en situation de handicap, comme par exemple baliser les liens imagés – mettre des intitulés de liens – pour permettre à chaque utilisateur de naviguer sur le site. » L’assureur espère atteindre une conformité de 80% au moins « d’ici la fin de l’année 2021 et être en totale conformité au plus vite. » Cette situation est toutefois étonnante : le site grand public Axa.fr avait été refondu en 2017 « et à l’époque on avait mis l’accessibilité numérique au coeur du site. » Cela pose la question de l’entretien de l’accessibilité numérique au fil du temps, et de la formation permanente de ses équipes puisque ce site est développé et entretenu en interne.
Le groupe Carrefour n’est également pas en règle : aucune information sur son site web grand public d’achat en ligne carrefour.fr sur une accessibilité par ailleurs absente, de nombreux consommateurs aveugles ou malvoyants ayant affronté des obstacles, jusqu’à l’interface de paiement dont les différents modes ne sont sélectionnables… qu’à l’aveugle ! Son site internet institutionnel dispose, lui, du « placebo » FACIL’iti mais cela n’est d’aucune aide aux consommateurs. Et personne ne s’exprime sur l’accessibilité numérique…
Plus importante banque en France par son chiffre d’affaires, le Crédit Agricole « a sollicité la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France pour être accompagné dans la compréhension des critères du Référentiel Général d’Accessibilité pour les Administrations (RGAA v3) ». Comme on est passé à la version 4 de ce Référentiel depuis septembre 2019, et que la page Accessibilité de credit-agricole.fr ne comporte ni résultat d’audit, ni plan pluriannuel, le site n’est pas conforme et rien ne garantit une navigation sans obstacle. « Un audit RSE [responsabilité sociétale des entreprises] Accessibilité est actuellement en cours, justifie une porte-parole. Il se termine fin 2021. Parallèlement à cet audit, des évolutions du site sont programmées au cours de l’année pour améliorer l’accessibilité et l’inclusion numérique du portail client. Nous sommes également en réflexion sur la mise en place d’un outil d’accessibilité. »
Dernier de ce Top 5, le groupe automobile PSA récemment renommé Stellantis propose une page Accessibilité sans informations conformes. Elle renvoie les internautes handicapés moteurs au téléchargement d’un logiciel gratuit comportant un clavier à l’écran, souris radar ou XY, commandes vocales, etc., mais aucune fonctionnalité pour les utilisateurs déficients visuels. Si Stellantis n’est qu’une holding financière immatriculée aux Pays-Bas pour sa fiscalité avantageuse, les règles d’accessibilité numériques françaises s’appliquent à ses marques Citroën et Peugeot : toutes deux ne sont pas conformes et affichent le même texte en copier-coller, mentionnant un « audit de conformité réalisé en interne » relevant 75% de conformité au moyen d’un outil automatique, sans précisions ni plan pluriannuel (le plan d’action de l’année 2020 indiqué en cours de préparation n’est toujours pas publié en avril 2021!). Et ses porte-parole pratiquent le même copier-coller quand on leur demande des précisions : « Peugeot [Citroën], comme les marques du Groupe Stellantis (ex PSA) porte une attention particulière au respect de ses engagements sociétaux. Comme vous avez pu le lire dans notre déclaration d’accessibilité, l’audit de conformité réalisé en interne, sur un échantillon de pages incluant la page d’accueil, la page catalogue et la page après-vente, révèle qu’une moyenne de 75% des critères RGAA sont respectés. Pour atteindre l’objectif de 100 %, nous avons programmé pour l’année 2021 le passage d’un audit qui servira de base aux corrections à apporter sur l’accessibilité de nos sites, l’objectif étant d’obtenir un label officiel délivré par une agence spécialisée d’ici la fin de l’année. » Cette conformité résultera-t-elle également d’un copier-coller ?
Du côté des médias
A l’exception d’un seul, le mot accessibilité est absent des sites web des grandes chaînes de télévision et de radio. Les sites web de Radio France et de ses différentes radios ne présentent aucune information ni rubrique sur leur conformité. « Nous sommes engagés en continu dans une démarche de mise en conformité de notre environnement numérique, commente pourtant une porte-parole. Radio France est en ordre de marche pour cette mise en conformité, certes complexe au regard de la multiplicité des offres mais qui s’inscrit dans l’engagement de Radio France pris dans le cadre de son programme Égalité 360, lancé en janvier 2021. » Un plan d’action qui concerne essentiellement l’emploi, pas l’accessibilité numérique. « Nous sommes actuellement en phase de refonte globale de nos plateformes numériques : les conceptions en cours prennent évidemment pleinement en compte cet enjeu d’accessibilité. » Mais comme d’autres, cette société a répondu à la sirène « Facil’iti qui est actuellement en phase d’expérimentation sur notre site institutionnel radiofrance.com » et qui est qualifiée de « solution innovante ». Sauf qu’elle est introuvable sur ledit site institutionnel… Et si Radio France a noué un partenariat avec Humanware pour la mise en accessibilité de podcasts pour les auditeurs déficients visuels, encore faut-il que ceux-ci puissent accéder aux pages web contenant ces podcasts.
Côté grandes chaînes de télévision, l’information est absente sauf sur TF1.fr, mais pour pointer sur le placebo Facil’Iti. « Concernant l’accessibilité de nos sites de télévision de rattrapage, justifie une porte-parole, la loi [du 11 février 2005] renvoie à la régulation audiovisuelle le soin de fixer les règles d’accessibilité des services de médias audiovisuels ; ces règles sont actuellement en cours de construction. Toutefois, le groupe TF1 se montre depuis plusieurs années volontaire et entreprenant sur la question de l’accessibilité de ses services en proposant Faciliti sur ses sites MyTF1.fr et LCI.fr. Si nous entendons que cette solution est perfectible, celle-ci permet de répondre à un besoin d’accessibilité pour une grande partie des personnes handicapées. » Le Groupe TF1 invoque également des échanges avec des associations de personnes handicapées visuelles qui « ont notamment permis d’identifier et résoudre un certain nombre de problèmes d’accessibilité sur nos sites pour des personnes non voyantes. En sensibilisant, nos équipes digitales sur le sujet de l’accessibilité pour embarquer celui-ci dans nos développements techniques, la cellule handicap de TF1 met en place une formation destinée aux développeurs dédiée à l’accessibilité de son site de replay. » Le sous-titrage (en version standard) et l’audiodescription y sont disponibles.
La plateforme de France Télévisions, qui rassemble également tous les programmes des chaînes de ce groupe de service public, n’informe pas sur son accessibilité. « Depuis mars 2020, précise une porte-parole, nous travaillons sur la conformité de nos sites et applications mobiles vis-à-vis de l’accessibilité numérique. Nous avons lancé un chantier important autour de la mise en conformité de nos plateformes numériques. » Avec un taux de conformité au Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA) de 35%, les marges de progression sont effectivement importantes : « Quelques améliorations ont été mises en place récemment afin de faciliter la navigation et la consommation de nos contenus au sein de la plateforme pour les personnes en situation de handicap : ajout de balises techniques pour naviguer plus facilement entre les différentes pages, optimisation de notre player vidéo pour permettre une meilleure utilisation des différentes fonctionnalités (lecture, pause, retour arrière, mise en plein écran, etc.), augmentation du nombre de programmes sous-titrés ». A cet égard, le sous-titrage sourds et malentendants est actif, de même que l’audiodescription. France Télévisions espère « une utilisation optimale de [ses] environnements (site et applications mobiles) pour les personnes en situation de handicap d’ici la fin de l’année 2021 » et s’est engagée à faire de la chaîne radio-télé France info « un laboratoire d’accessibilité, en visant à terme une accessibilité complète de ses programmes ».
Groupe privé, M6 n’informe également pas de son accessibilité. « Il est important que nos contenus soient accessibles au plus grand nombre, exprime son porte-parole. C’est pourquoi la quasi-totalité du catalogue de 6play est accessible avec les sous-titres aux personnes sourdes et malentendantes que ce soit sur le web, sur les applications IOS et Android ou sur les box TV des fournisseurs d’accès à Internet ». Sauf pour Orange et SFR où ce sera opérationnel l’an prochain, chaque opérateur diffusant sous-titrage et audiodescription en fonction du contrat conclu avec les chaînes de télévision. « Nous sommes le seul média français gratuit à proposer un journal quotidien entièrement en langue des signes, Le 10 minutes. » Créé en septembre 2018, interrompu puis repris en quotidien depuis le 5 décembre 2020, il sera pérennisé en 2022 précise M6 qui ajoute : « L’audiodescription n’est pas encore proposé aux personnes malvoyantes. Comme tous les acteurs du secteur nous avons du retard sur ce point et faisons le maximum pour le rattraper que ce soit sur 6play ou sur RTL.fr. »
Prenons de la hauteur pour finir, avec la chaîne franco-allemande Arte. Si elle ne mentionne pas son accessibilité dans les formes légales, elle « s’est dotée des moyens d’appliquer sur ses contenus numériques le référentiel WCAG (Web Content Accessibility Guidelines) au niveau A, voire AA sur certains parcours utilisateurs, précise son porte-parole. Les efforts à mener sont continus et consistent à lever les obstacles que pourraient rencontrer les personnes en situation de handicap afin d’améliorer leur expérience utilisateur. » La chaîne est assistée par Temesis, spécialiste en accessibilité numérique, pour auditer site web et application iOS, former ses personnels, introduire « les problématiques en lien avec l’accessibilité des utilisateurs dans toutes les étapes de développement des interfaces ARTE ou pour des projets spécifiques comme ‘Gagner sa vie‘ développé par ARTE France. » Elle s’affirme également attentive au risque de « régressions sur l’accessibilité des différentes interfaces web et mobiles ». Vous trouverez sous ce lien l’intégralité des actions d’Arte en matière d’accessibilité de ses programmes, il ne lui reste plus qu’à l’afficher clairement sur son site web…
Laurent Lejard, avril 2021.