Fondatrice et présidente de Koena, l’experte en accessibilité numérique Armony Altinier est persévérante : « Je cherche la confirmation de ce qui n’existe pas. J’allais participer, le 28 septembre dernier, à un événement organisé par le Forum Européen des Personnes Handicapées (FEPH) et auquel je savais que la Commission européenne serait représentée. J’avais été invitée pour faire un retour d’expérience sur la mise en oeuvre de la Directive européenne sur l’accessibilité du Web en France. J’ai donc sollicité la DINUM [Direction interministérielle du numérique de l’État] qui a la charge du Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité numérique [RGAA]. La DINUM a mis à disposition sur le site du RGAA une liste de discussion en cas de question. J’ai donc écrit sur cette liste pour avoir des précisions concernant les mesures de contrôle et de suivi de la mise en oeuvre du RGAA. On peut dire que je me suis fait envoyer sur les roses par un représentant de la DINUM [Antoine Cao, directeur de programme Accessibilité numérique NDLR] ! Globalement, il ressort de mes investigations qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion : la DINUM ne sait rien sur le suivi de la mise en oeuvre du référentiel RGAA dont elle a la charge. Et aucun contact ne semble en charge du côté de la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS). J’ai remonté ce problème à la Commission Européenne. Elle interroge actuellement les différents acteurs de l’Union Européenne, en lien avec le FEPH : ils vérifient ce que les États membres mettent en place, avec des situations très contrastées. Quelques pays sont très en avance, dont la Suède, en déployant un système avec carotte et bâton, d’autres s’organisent, la France fait semblant. Chez nous, des administrations ont été nommées compétentes, mais il n’y a personne derrière. »
Ministres absents, administration inerte
Effectivement, le décret du 24 juillet 2019 a bien confié aux secrétariats d’État au Numérique et aux Personnes handicapées la responsabilité de publier deux arrêtés :
- Un premier contenant un référentiel définissant les formalités à accomplir a été publié le 20 septembre 2019 : c’est ce qui a donné lieu à la mise à jour du Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) en lien avec le standard européen EN 301 549,
- Un second arrêté conjoint des secrétaires d’Etat au Numérique et aux Personnes handicapées prévu par l’article 6 du décret mettant en place une téléprocédure de dépôt de l’auto-déclaration de conformité (ou pas).
Plus de deux ans après, ce dernier arrêté n’existe pas. Si la DGCS a été désignée en interministériel pour être l’opérateur de l’État en la matière, en collectant et contrôlant les déclarations de conformité (ou pas) des dizaines de milliers de sites Internet concernés par l’obligation légale à la fois française et européenne, elle n’a affecté aucun de ses services. De plus, le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, a profité du renouvellement du gouvernement de l’été 2020 pour se débarrasser de la compétence « accessibilité », avait-il bafouillé devant des journalistes le 15 mars dernier : qui doit désormais signer l’arrêté conjoint manquant ? Pour faire court, les ministres compétents et l’Administration chargés d’appliquer la loi refusent de le faire !
Les gestionnaires en profitent
L’exemple venant de haut, les gestionnaires de sites web publics le prennent à l’aise, constate Armony Altinier : « Des sites d’État font des déclarations fausses, ou utilisent de grosses ficelles tel Legifrance qui invoque une dérogation pour charge disproportionnée concernant les textes de loi ! » Legifrance n’est autre que le site web de publication des lois, décrets, arrêtés élaborés par les ministères et leurs directions : « nul n’est censé ignorer la loi », le service étatique de diffusion de l’information légale ne semble pas l’avoir intégré dans sa pratique comme l’a constaté le centre de recherche de l’Association Valentin Haüy.
« Des déclarations falsifiées, des politiques français qui mentent en désignant des autorités de façade sans moyen derrière, je me sens impuissante, se plaint Armony Altinier. Il y a deux façons de voir les choses : sur le papier, la France est plutôt bonne élève. Le cadre législatif semble ambitieux puisqu’il va plus loin que les exigences de la Directive européenne, en visant par exemple les grandes entreprises, ce que ne fait pas la Directive, et en prévoyant même des amendes. Et nous avons la chance d’avoir des outils en français, avec des ressources, et une communauté professionnelle qui existe. Sauf que rien n’est implémenté. Quand on regarde le détail de la mise en œuvre, on ne peut que constater des régressions techniques et l’absence de volonté politique. Avant, c’était la publication d’une liste noire des sites non conformes, disposition jamais appliquée. Et aujourd’hui, d’un point de vue technique c’est une régression : la Langue des Signes Française et le Facile à lire et à comprendre (FALC) ont été retirés du Référentiel, et des critères supprimés. L’argument était de simplifier le RGAA : désormais l’obligation légale concernerait 100% du référentiel, les dispositions non obligatoires ayant été supprimées. Et dans le même temps, le Gouvernement s’est fixé comme objectif d’appliquer 75% du RGAA, soit 75% de l’obligation légale ! J’ai participé le 22 septembre à une réunion avec la DINUM qui a justifié l’abandon du label e-accessible. Elle nous a dit que les directions d’administration centrale étaient bloquées par le fait de signer une lettre d’engagement. En clair, elles refusent de s’engager à respecter la loi. Du coup, un dispositif moins contraignant a été imaginé ! [lire la section « Prise en compte handicaps » de l’Observatoire de la qualité des démarches en ligne qui remplace le label e-accessible]. Ce qui veut dire que les directions ministérielles refusent d’appliquer la loi et le disent tranquillement. »
La justice tranchera
Cette volonté politique de ne pas rendre le numérique public accessible pourra-t-elle perdurer ? Cet été, huit citoyens ont adressé une saisine individuelle à la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel dont la nouvelle version du site web ministériel mise en ligne le 30 septembre s’affiche 100% conforme (précédemment, il usurpait une déclaration datant de 2016), portant sur huit impossibilités précises. Ils ont pointé, entre autres, le Conseil Départemental des Yvelines (dossier MDPH inaccessible), la Tour Eiffel (achat de billets impossible), Auchan (achats impossibles), le crédit Coopératif (suivi de compte inaccessible), mais aucun site web d’État.
À chaque fois, ils pointent l’absence de déclaration d’accessibilité et une difficulté majeure rendant le service numérique impossible, et disent « Madame Cluzel, faites votre travail ». Deux mois plus tard, les requérants n’ont reçu aucune réponse de la secrétaire d’État et la suite pourrait se jouer en justice, devant le Conseil d’État. Mais le temps que ces procédures soient lancées, avec le soutien d’avocats et d’associations encore discrets, les responsables politiques auront changé et de nouveaux illusionnistes seront appelés à gérer un sujet sur la table depuis plus de 17 ans.
Laurent Lejard, octobre 2021.