Réalisée en 2021, l’« Enquête sur l’accompagnement des enfants et jeunes aveugles ou malvoyants » parvient à une conclusion édifiante : 600 des 5.258 élèves déficients visuels ne disposent pas d’enseignants ou services spécialisés pouvant leur apporter la formation et les outils de compensation dont ils ont besoin. « On est une association qui informe les parents, conseille les familles sur la scolarisation et les loisirs, explique Julie Bellenger, secrétaire générale de l’ANPEA. On met des familles en relation pour échanger des conseils, trucs et astuces. On est présent dans des instances comme le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH), des Maisons Départementales des Personnes Handicapées et d’autres organismes en fonction des territoires où des parents sont actifs. Les familles nous contactent quand elles rencontrent des difficultés, et on a constaté de plus en plus de retours sur des accompagnements moins qualitatifs. Par exemple, l’absence d’instructeurs en locomotion ou d’enseignants spécialisés en déficience visuelle qui sont essentiels pour l’apport pédagogique. »
Les enfants démunis sont fréquemment soumis au « bricolage » parental, et l’enquête répertorie des manques dans de nombreux départements, avec des enfants aveugles sans apprentissage du braille. « Cette alerte de parents a commencé à nous inquiéter, reprend Julie Bellenger. D’autant que des inspections académiques restent sourdes à nos demandes. Au niveau national, les ministères nous disent qu’ils manquent de données de terrain. Alors on est allés à la pêche à l’information, en interrogeant les services dédiés aux enfants déficients visuels. Notre recensement montre des inégalités territoriales, le manque de professionnels. » Avec des listes d’attente de trois à quatre ans pour bénéficier des services dotés, et un fort risque de pertes de chance pour des enfants : « On sentait les tensions, là on les met exergue. »
Le braille est essentiel
« Il est important que les enfants apprennent le braille en fonction de leurs compétences, ajoute Julie Bellenger. Sinon ils prennent du retard, compensent par l’oralité. Des parents font appel à des enseignants en libéral, ou à des braillistes, des parents prennent des cours de braille pour aider leurs enfants. » Or, il est impossible d’écrire correctement en apprenant l’orthographe et la grammaire seulement à l’oral ou avec le numérique : le braille est indispensable pour l’expression écrite, et la structurer. Si les familles et l’ANPEA n’ont pas une connaissance précise du nombre d’enseignants spécialisés en déficience visuelle, l’Éducation nationale non plus : interrogée, son administration centrale n’en connaît pas le nombre ni celui des formations annuelles, une vingtaine d’enseignants certifiés en moyenne annuelle.
« Ce qu’on sait, reprend Julie Bellenger, c’est qu’il n’y en a pas suffisamment. Un enseignant spécialisé suit de 18 à 25 enfants par semaine, au lieu de 10 pour travailler correctement en fonction des acquis et compétences de l’enfant. » Une situation qui touche l’ensemble des territoires, urbains comme ruraux : « Des familles ont par le passé migré vers des territoires comportant des établissements spécialisés. Le parcours est complexe pour comprendre les méandres administratifs. Beaucoup de parents ont avancé avec leurs enfants comme elles ont pu, conclut Julie Bellenger. On est dans une école inclusive, on veut bien l’entendre. Les ministres reconnaissent qu’il y a des lacunes mais ils se renvoient la balle, disent que ça prend du temps. Du point de vue des parents, ça nous est égal, c’est aux ministères de fournir des moyens de qualité pour nos enfants. Le braille, l’informatique adapté ne s’improvisent pas. »
Administrateur de l’ANPEA, Christophe Billard a particulièrement suivi cette enquête : « J’ai constaté des soucis un peu partout, par exemple en Isère avec un manque d’enseignants en braille. Tout le monde ne subit pas les mêmes carences. Des territoires sont sans ou avec beaucoup d’enseignants ou d’instructeurs, les zones rurales c’est le désert. Chaque service est indépendant et appréhende les choses à sa façon. » A la disparité territoriale dans l’implantation d’enseignants et de services spécialisés s’ajoute donc des pratiques différentes d’un secteur à l’autre : « Les chiffres montrent des grandes tendances mais ne disent rien sur les pratiques. On ne dispose d’aucun état des lieux en provenance des services de l’État, et de peu de données via les enseignants référents. Au niveau scolaire, il n’existe pas de services pour la préparation de documents. Ça demande une énergie de dingue aux parents, et pousse les enfants vers le numérique, mais il faut l’apprendre ; ils lisent peu, et faute de lecture globale, ils mémorisent peu. Plus un enfant apprend le braille, plus il acquiert l’orthographe. »
Outre les enseignants spécialisés, l’ANPEA déplore les carences dans les métiers de la déficience visuelle : « Tous les métiers liés manquent de professionnels, il n’y a plus d’orthoptistes pour enfants et d’ophtalmologues pédiatriques [la plupart des ophtalmos n’acceptent que les jeunes ou adultes NDLR]. Il n’y a plus de médecins dans les services spécialisés, et peu d’instructeurs en locomotion. » Christophe Billard constate également que les livres audio ou les assistants vocaux sur téléphone conduisent à moins lire au péril de l’orthographe et de la grammaire : « On se bat pour faire lire ! » S’il relève des réactions positives de services spécialisés ayant participé à l’enquête, il espère que les rendez-vous prévus prochainement avec les ministères de tutelle, Éducation nationale et Santé, contribueront à améliorer la situation. Tout en déplorant l’absence d’intérêt du secrétariat d’État aux personnes handicapées…
Laurent Lejard, février 2022.