Les errements policiers et judiciaires en matière de répression des violences sexuelles sur des femmes handicapées sont, hélas, légion, mais cette affaire dépasse l’entendement. Pendant l’été 2009, une jeune rochelaise de 29 ans croit avoir trouvé l’amour, elle va rapidement déchanter : son amant est violent et pervers, il lui fait subir humiliations et viols accompagnés d’actes de barbarie. Pour le fuir, elle saute de l’immeuble le 27 septembre et se fracture le bassin. Recueillie par les pompiers, c’est accompagnée de son tortionnaire qu’elle est hospitalisée. Elle se confie à une infirmière qui signale les faits au Procureur, l’agresseur est entendu en tant que témoin assisté, pas davantage inquiété jusqu’à obtenir un non-lieu en février 2012. La parole de la victime, agitée, qui part un peu dans tous les sens, n’est pas entendu et l’agresseur « de bonne réputation » et sans casier judiciaire est bien tranquille.
Un violeur en liberté
…Sauf qu’il récidive sur une femme valide et se retrouve condamné par la cour d’assises de la Charente-Maritime puis la cour d’appel de Poitiers à dix ans de prison pour d’autres viols. Sa première victime l’apprend dans la presse en 2016 : elle retourne voir son avocat pour réclamer justice. Ce que découvre son défenseur, Maître François Drageon, le stupéfait : « Dans le dossier, elle est lourdement handicapée mentale. Elle sort d’un établissement spécialisé, elle tombe sur un Guyanais très costaud avec une conception de la femme assez « sobre. » Elle subit trois mois de déferlement de violences sexuelles, des viols avilissants, des actes de barbarie lourds. Elle saute du 2e étage, se fracture le bassin; les soignants acceptent que son « compagnon » l’accompagne, sans douter de lui, sauf une infirmière qui fait un signalement. »
« Or, ma cliente a dénoncé dix ans plus tôt un viol imaginaire, dans son délire mental : l’agresseur va évoquer, lui, le jeu sexuel ; il est témoin assisté et la parole de la victime est niée dès le départ. Le saut par la fenêtre est considéré comme une tentative de suicide, le dossier classé, elle retourne en hôpital psychiatrique du fait du déni de sa parole. Pendant cette hospitalisation, l’agresseur noue une relation avec une autre femme qui se retrouve un jour sur un toit d’immeuble pour le fuir, et décrit les mêmes faits. Sa parole est crue, il est mentionné dans le dossier d’instruction que son violeur a eu une affaire identique et on verse les pièces de « mon » affaire sans que ce dossier soit rouvert ! On se sert du cas de la première victime pour stigmatiser l’agresseur mais personne ne rouvre son affaire, parce qu’elle est handicapée mentale on l’écarte. Elle apprend la condamnation de l’agresseur, et vient me voir pour rouvrir le dossier, on est à 8-9 ans des premiers faits. »
La justice prend son temps
« Je saisis le parquet qui rouvre l’affaire et désigne une juge d’instruction inerte. Je lui écris quatre lettres dont la dernière tonitruante; elle me répond : « Je viens de m’apercevoir que j’ai siégé dans la juridiction de la seconde affaire, et je dois me démettre. » Elle n’avait pas ouvert le dossier, sinon elle aurait immédiatement identifié l’agresseur dont le nom est « remarquable » ! Un second juge est nommé et met un an à convoquer ma cliente. Ça fait déjà 13 ans après les faits, et son état, son mental fait que les détails se perdent dans sa mémoire. Entre-temps on s’aperçoit qu’il a violé d’autres personnes, faits que le juge ajoute au dossier. Parce que ma cliente est handicapée mentale, elle est traitée comme ça. Les magistrats ne font pas l’effort de l’écouter, elle est confuse, perturbée, on ne fait pas de cours d’empathie à l’École Nationale de la Magistrature. »
« A La Rochelle, je n’ai pas entendu parler de formation des magistrats, je n’ai jamais vu de formation au recueil de la parole de victimes handicapées mentales. Ça n’intéresse pas grand monde, on est dans la zone grise. » L’avocat envisage d’engager une action contre l’État en réparation des préjudices subis par sa cliente du fait de ce désastre judiciaire : « Je suis convaincu que sa structure mentale a été endommagée par le refus d’entendre sa parole. C’est un sujet qui m’a remarquablement intéressé, on atteint dans cette affaire une situation paroxystique. »
Parce qu’il a mis la pression sur le magistrat instructeur, Maître François Drageon a toutefois obtenu qu’il clôture le dossier : audience espérée avant la fin de l’année 2022.
Laurent Lejard, février 2022.