Trois ans de travaux auront été nécessaires pour rendre accessible aux visiteurs handicapés moteurs l’intégralité des 24 salles du très riche musée national du Moyen Age, au moyen d’un parcours identique pour tous. Cela en « gommant » la douzaine de niveaux intérieurs de sol résultant de la volonté de préservation patrimoniale des conservateurs successifs, depuis sa création en 1843. Au fil des salles, on s’émerveille devant des oeuvres d’exception couvrant un millier d’années d’histoire, dont le pilier des Nautes, les rois de Juda, des vitraux de la Sainte-Chapelle (à hauteur d’yeux !), le coffret de l’Assaut du château d’Amour, les célébrissimes tapisseries de la Dame à la licorne, etc.
Installé dans l’hôtel particulier parisien des abbés de Cluny (fameuse abbaye de Saône-et-Loire) de style gothique flamboyant, son entrée est depuis juillet 2018 transférée dans un bâtiment moderne qui s’intègre plutôt bien entre les thermes gallo-romains du 1er siècle et l’extrémité du bâtiment de la fin du XVe siècle. Intégration d’autant plus réussie qu’une prouesse a été réalisée : la ville de Paris a accepté de relever le sol de la rue Du Sommerard, adjacente, entièrement refaite en semi-piétonnier. Une exception dans la doctrine municipale qui renvoie toujours le problème aux propriétaires de commerces comme d’établissements recevant du public. Là, pour aider à convaincre la ville, c’est le budget de l’État qui a cofinancé les travaux… Michel Huynh, l’un des conservateurs du musée particulièrement en charge du suivi des travaux, explique comment Cluny est devenu accessible en totalité.
Michel Huynh : Cela fait 15 ans que je travaille ici et j’ai planché sur d’autres projets avant. En remontant au début des années 2000, l’accessibilité paraissait difficile à transcrire dans une réalité. Bien sûr, il y avait des réalisations au musée du Louvre à la fin des années 1980, on constate qu’il est à peu près accessible. A peu près parce qu’un ascenseur est hyper compliqué à faire : on a été les premiers à constater qu’arriver à ce qu’un ascenseur permette de passer trois marches était techniquement difficile. On est dans un monument historique, on a cette culture. Il se trouve que Cluny est une maison médiévale accolée à un bâtiment antique [les thermes] avec au milieu des constructions antiques remodelées aux XIXe et XXe siècles avec une accessibilité zéro. A telle enseigne que nous n’avions pas de public à mobilité réduite ! On avait des éléments pour les non-voyants mais c’était très confidentiel. Je voyais que, parfois, on n’arrivait même pas à faire entrer un fauteuil dans la cour à cause des pavés déformés, et c’était normal qu’ils le soient : à chaque guerre on dépave pour éviter qu’ils fassent bombe à fragmentation. Il est arrivé que des employés dérogent aux règles et portent des visiteurs en fauteuil roulant pour qu’ils voient une partie du musée. La loi de 2005 sur l’accessibilité a été pour nous une opportunité parce que, même si nous devions nous rénover, les autres musées nationaux l’étant déjà, les finances du ministère de la Culture n’étaient pas des plus favorables. On a enclenché une réflexion et là, on a vu arriver des techniciens avec des logiciels pour mesurer les portes médiévales : « ça vous allez le péter, ça vous allez l’agrandir ! »
Question : Pour rendre accessible, il fallait donc nécessairement détruire, ou alors demander une dérogation ?
Michel Huynh : Nous avons ce bâti ancien mais nous sommes nombreux, parmi les conservateurs à dominante architecture, à dire que la dérogation n’est pas une solution. Penser que, quand on réfléchit à l’élaboration d’un projet, on actionnera le levier de la dérogation, c’est la fabrication d’un échec. Par le passé, quand on arrivait sur la question de la dérogation, c’est parce que tout avait été fait avant et que quelqu’un nous disait « vous n’en sortirez pas. » Ça ne venait jamais de nous, et Cluny ne pouvait pas, à mon sens, s’inscrire dans la quête de la dérogation pour se soustraire à une injonction qui s’applique à tous et partout, venant de l’État dont nous sommes par ailleurs un des « enfants. » On a réfléchi, et comme il se trouve que le musée est à la convergence de deux pentes est-ouest et sud-nord, avec à certains endroits 10 mètres de statigraphie archéologique, Lutèce avant Lutèce, ça ouvre d’autres difficultés ! On n’avait pas différents niveaux de sols et des escaliers « gratuitement » mais parce que nos prédécesseurs n’ont eu qu’un seul cap : sauver le patrimoine en le couvrant et en calant le niveau précis. On a hérité de cela, avec l’injonction de l’accessibilité. Dans les années 2005-2006, un seul musée avait réussi le grand chelem : le Musée d’Angoulème, accessible aux visiteurs handicapés moteurs, visuels, auditifs et intellectuels. Sur ces trois dernières accessibilités, on pouvait ne pas être trop mauvais, notamment sur le côté tactile pour les non-voyants. Quand on regarde le bâtiment XIXe néo antique mitoyen du nouveau hall d’entrée, son niveau de sol est un poil au-dessus de structures antiques enfouies ; l’extension de ce bâtiment, réalisée 10 ans après, passe au-dessus de l’entrée du frigidarium des thermes antiques dont il préserve la voûte. Toute la réflexion consistait à savoir comment on accédait partout depuis la rue, et c’est ce qu’on a réalisé avec le nouveau bâtiment d’accueil : il résout horizontalement et verticalement les questions de distribution intérieure qui sont levées ensuite point par point avec d’autres moyens [rampes et élévateurs.]
Question : Comment avez-vous procédé pour trouver des solutions adaptées ?
Michel Huynh : J’ai travaillé avec le Virtual fauteuil d’EDF, mis au point par Alain Schmid, j’ai beaucoup appris de lui. Notamment sur des aspects dont je ne voyais pas l’importance, ne serait-ce que les pourcentages de pentes. On a élaboré ensemble un modèle numérique en injectant Cluny dans Virtual Fauteuil pour voir si on marchait bien. Ensuite, on a créé des dispositifs mécaniques. Dehors, il nous manquait 39 centimètres et la ville de Paris a été extraordinaire, elle a fait remonter la rue ; c’est un cas unique ! On a payé la moitié des travaux, à un moment donné il y a une question d’argent. A partir de ce moment-là, on était connectés. Nous n’avons pas de dérogation, tout le monde fait le même parcours et on a tout résolu !
Laurent Lejard, mai 2022.
En pratique : consacré au Moyen Âge, le musée de Cluny (28 rue Du Sommerard à Paris 5e) propose un accueil en Langue des Signes Française ou transcription en visio via Acceo, le Compagnon de visite multi-lingue sera prochainement disponible en LSF (parcours chefs d’oeuvre) ; son affichage est adaptable en contraste et taille des caractères. Un document de présentation du musée en facile à lire et comprendre (FALC) est disponible. Des visites labiales et descriptives sont en préparation pour chaque premier samedi du mois, celles en LSF seront lancées en septembre 2022. Un lutrin tactile équipe la salle des sculptures de Notre-Dame de Paris, et une maquette tactile du musée doit être installée sous peu. A moyen terme, des fiches de salle en relief et en braille seront mises à disposition, ainsi qu’un plan du musée thermoformé. Le compagnon de visite sera également prochainement doté d’un parcours en FALC. Les personnes à mobilité réduite disposent d’un prêt de fauteuil roulant ou siège pliant compensant l’absence de sièges dans les salles (sauf celle de la Dame à la licorne).