Annoncée discrètement depuis trois ans peut-être (en tout cas, dès son entretien avec Mélanie Hamm, professeur sourde à l’université d’Aix-Marseille, en septembre 2013), cette biographie à « chroniques » est une série de flashs sur diverses situations rencontrées en « surditude », suivant l’expression canadienne que l’auteur avait fait sienne depuis une trentaine d’années. Elle paraît grâce à la diligence de Martine Renard, sa femme, quelques jours à peine après la disparition bien trop prématurée le 6 janvier 2016 de Marc Renard.
L’ouvrage livre à chaud les expériences d’un homme engagé à tous niveaux. Engagé dans sa surdité qu’il convertit en savoir-vivre et savoir-penser pour comprendre ce qui se joue dans l’humanité environnante, ou ne se joue toujours pas, ce qui étonne, lasse ou indigne de tous bords. Engagé professionnellement (ingénieur dans le bâtiment), dans des associations avec ce que cela suppose d’investissement en faveur de l’accessibilité. Et parallèlement, puis au final essentiellement en tant qu’éditeur, passionné de l’écrit par atavisme, par plaisir et certainement par nécessité vitale. Certaines chroniques ayant été rédigées en des temps décalés (donc intéressants pour saisir les changements dans le temps), frisent parfois le paradoxe, sinon la contradiction, dans l’entre-deux évolutif des diverses surdités et de la société ordinaire qui a marqué ce parcours, lui-même en mouvement (un fox-trot ?), depuis les années 1950.
Marc Renard reste curieux, ouvert et abrupt à la fois, écrit avec humour et passion parfois tempétueuse, dans une libre pensée dont il s’efforce de nourrir l’information et l’analyse quant aux « limites d’accessibilité » des « mal-comprenants ». Tout le monde en prend pour son grade. Le tout venant de ceux qui entendent et ignorent les surdités (médecins, enseignants, collègues, décisionnaires administratifs, voire même les plus proches parents pourtant avertis mais qui « oublient », tutti quanti). Mais aussi les militants sourds et entendants épousant la cause, ces derniers étant parfois les pires dans l’excès qui ferme le dialogue et fausse la réflexion, quand certains ne manipulent pas franchement.
Il ressort de ces chroniques des points communs de ce qu’induisent les surdités, autant qu’une diversité de situations et de vies. En effet, les personnes qui en sont atteintes ne se réduisent pas qu’à leur surdité et ne se reconnaissent pas dans des mises en boîte simplificatrices, à l’intérieur comme à l’extérieur, du « Les s(S)ourds, c’est comme ça ». D’où l’intérêt des autobiographies, matière première indispensable pour réaliser qu’au fond il n’est pas si exceptionnel d’avoir des compétences et une autonomie dont ne rendent pas compte ceux qui se focalisent sur la « déficience », sur des techniques ou sur un choix de langue exclusif à tendance communautariste ou anticommunautariste. Le cloisonnement disciplinaire, ou la surdité réciproque de « ceux qui savent » dans leur domaine respectif, même s’il est de plus en plus remis en question et corrigé ponctuellement au sein de vraies équipes pluridisciplinaires, reste un frein majeur à la compréhension et à l’adaptation générale.
Sont tour à tour évoqués les modes récurrentes de la terminologie, les « mots pour le dire » qui enferment, les classifications, le chiffrage aux données obscures et aux conclusions contestables (comme les fameux 80% d’illettrés « sourds profonds pré-linguaux »), l’amalgame des handicaps sensoriels, la caricature médiatique où l’on ne se retrouve pas… Sans cesse, il faut expliquer et faire ses preuves, ce qui suscite une « grosse fatigue » (p. 91) clairement avouée, clairement compréhensible. Sans cesse, il faut convaincre de l’intérêt commun pour lutter contre les scissions internes qui affaiblissent les actions associatives et les représentations officielles, tournant parfois à la guerre fratricide entre « vrais » et « faux » sourds, entre sourds oralisés (les perroquets) et Sourds signeurs (les singes).
Le combat de fond, dès l’enfance marquée par la maltraitance en « intégration sauvage » de la part d’enseignants et d’enfants du même âge, est de réussir à construire une estime de soi en préservant une tolérance indispensable à l’avancée des projets pour le plus grand nombre. De ce respect qui ouvre aux autres, à l’amitié, aux échanges et d’abord à la dignité humaine. Mais que d’efforts et de travail ! Quitte à s’y atteler, le faire dans la joie et avec humour.
Il serait trop long d’évoquer ici tous les thèmes abordés dans ces chroniques, qui mêlent de manière dure et joyeuse la description de situations concrètes, quotidiennes, intimes parfois, à des réflexions variées, soucieuses d’exposer certains fonctionnements surtout dans les domaines de l’accessibilité et de l’action associative. Elles éclairent cependant des aspects significatifs concernant les situations de surdité en France dans cette seconde moitié du XXe siècle.
La question de l’éducation, Marc Renard l’écrit à plusieurs reprises, est centrale. Mais, comme pour d’autres raisons Bernard Mottez, sociologue qui a promu le « réveil sourd » des années 1970-1980, l’auteur avoue : « Je n’ai jamais eu le courage d’intervenir [sur la question de l’enseignement] car j’ai toujours été effaré et rebuté par l’intensité des querelles et la violence des conflits qui interdisent tout débat rationnel ». À « bon entendeur », salut, le travail reste donc à faire, même si l’on trouve ici déjà des éléments d’un vécu encore bien (trop) souvent partagé et des hypothèses à poursuivre.
Nous retiendrons son credo (p. 211-214) : « J’ai les oreilles entre les deux chaises, perroquet pour les uns, singe pour les autres ! La position pourrait paraître inconfortable, mais il n’en a rien été car j’ai toujours été aveugle aux propos des extrémistes, aussi bien à ceux qui ne tolèrent pas les signes, qu'[à] ceux qui réprouvent la parole. […] J’ai des relations et des amis des deux côtés. J’ai toujours pensé que le choix entre les signes et la parole est une erreur. Le bon choix est celui de ne pas choisir et d’être, autant que faire se peut, signeur avec les sourds et oraliste avec les entendants. […] Je n’ai jamais caché mon bilinguisme, ni mon goût des deux langues et j’ai édité aussi bien des livres sur la lecture labiale que sur la langue des signes. » La loi Fabius de 1991 est « tragique, car il faut choisir entre la langue des signes et le français, et l’oralité est oubliée. Les enfants éduqués dans ce faux bilinguisme risquent donc d’être dépendants à jamais des interprètes, ils risquent d’être handicapés à vie, car le handicap, le vrai, c’est d’être dépendant. […] Pourquoi le bilinguisme avec la langue des signes ne pourrait-il aussi être un avantage appréciable s’il est mis en place progressivement, raisonnablement, sans exclusion d’une langue ou d’une autre et en se gardant des idéologies extrêmes ? »
L’auteur glisse en même temps des clés pour comprendre les échecs des deux bords. Mais c’est à découvrir par le lecteur… On trouvera également sa bibliographie dans cet ouvrage, ainsi qu’une liste actualisée d’autobiographies et de biographies de personnes sourdes ou malentendantes. Que l’on me permette ici d’exprimer ma reconnaissance infinie à Marc et Martine Renard qui m’ont patiemment initiée aux dédales de « surditudes », d’associations et d’institutions, et de tout ce qui se draine autour d’elles, accueillie de leur amitié, tous deux infatigables à faire avancer la question, pédagogues de la meilleure eau, joyeux et vivants toujours, n’en déplaise à la camarde…
Aude de Saint-Loup, traductrice, ancienne directrice du Cours Morvan (collège privé pour jeunes sourds, malentendants ou entendants avec troubles du langage), mars 2016.
Un fils de Thot – Chroniques sourdes, par Marc Renard, Éditions du Fox, janvier 2016, 14€ chez l’éditeur.