Bien que le phénomène existe depuis quelques années, l’alerte est récente, lancée fin mars dernier par Paul Devin. Inspecteur retraité de l’Éducation nationale et président de l’Institut de Recherches de la Fédération Syndicale Unitaire (FSU), il s’est interrogé dans son blog Médiapart sur la privatisation des Accompagnants d’Élèves en Situation de Handicap « au profit exclusif des familles les plus aisées. » Il rappelait le cadre législatif et réglementaire de l’aide humaine aux élèves handicapés qui repose sur une reconnaissance du besoin d’accompagnement par les Maisons Départementales des Personnes Handicapées et son financement public par le budget de l’Éducation nationale. « J’ai été alerté que des parents passaient des annonces de recrutement mais cela ne constituait pas la preuve qu’un système se mettait en place. » Alors Paul Devin a identifié des offres et appelé pour prendre des renseignements sur les postes pour constater cette réalité : « On m’assurait que des accords étaient passés avec des directeurs d’école. » Pourtant, ses anciens collègues inspecteurs l’avaient assuré que cela n’existait pas.
Ce phénomène a pourtant été évoqué à l’Assemblée Nationale le 20 janvier 2022 par le député François Ruffin (La France Insoumise) lors de l’examen de la proposition de loi sur la lutte contre la précarité des accompagnants d’élèves handicapés, relatant une rencontre dans le métro : « Je croise un jeune homme qui me dit : « Je suis AESH, mais moi, ce sont les parents qui me paient directement. » « Ah, bon ? » je fais, surpris. « Oui, c’est nouveau mais je suis mieux payé comme ça. » Je déduis : « Donc les familles qui ont de l’argent vous paient pour un bon accompagnement; et pour les autres… » Il me répond : « Exactement. Ce n’est pas très juste, mais c’est comme ça. » » Cette intervention parlementaire n’a pas eu d’écho public.
On pourrait penser que l’emploi privé d’AESH n’est pas une nouveauté, l’Éducation nationale acceptant de longue date l’intervention dans le cadre scolaire de professionnels libéraux de santé moyennant la conclusion d’une convention. Mais là, il s’agit de compenser des insuffisances à la fois quantitatives et qualitatives : les AESH sont polyvalents, affectés à n’importe quel élève, sans formation adaptée à un handicap spécifique. C’est pour combler cette lacune que des familles recrutent directement avec l’accord tacite du ministère : « Ces personnels n’ont pas un statut d’AESH, justifie-t-il. Si des familles ont recours à des personnes pour l’accompagnement de leur enfant, ce ne peut pas être dans la classe (sauf avec l’accord express du directeur d’école ou du chef d’établissement des professeurs concernés…) Il faut également différencier le temps scolaire du temps périscolaire (cantine) qui relève de la collectivité territoriale. » La voie du recrutement privé est donc ouverte dans une forme similaire à celle des professionnels libéraux de santé. A la condition que la Maison Départementale des Personnes Handicapées ait accordé cet accompagnement scolaire inscrit dans le projet personnalisé de scolarisation (PPS.)
Au secours des élèves autistes
Aucun des parents demandeurs contactés n’a voulu exposer la situation qui les a conduits à employer directement le futur AESH parfois nommé « intervenant psycho éducatif. » C’est l’association de psychologues Espas-Sup qui expose les besoins pour les enfants vivant avec des troubles autistiques ou du comportement : « Nous avons des agréments sur Paris et l’Île-de-France, ou nominatifs dans d’autres académies, explique la psychologue clinicienne Maria Pilar Gattegno. Les familles nous contactent pour poser un diagnostic ou pour le programme IDEEES pour enfants et jeunes, ainsi que des étudiants autistes à Bordeaux. » Pour ces derniers, l’organisme met en place des accompagnements en cours, avec de l’aide à domicile et dans l’organisation du quotidien, avec un financement par l’université. « Ce n’est pas le cas avec l’Éducation nationale, poursuit Maria Pilar Gattegno. Des psychologues diplômés Bac + 5 accompagnent des enfants en classe sur le temps scolaire, partiel ou total, avec un temps de travail à la maison. IDEEES est reconnu par plusieurs académies, et on effectue une supervision avec l’enseignant sur l’enfant. On écrit également un programme pour que l’enseignant travaille avec l’enfant en fonction de ses besoins. » Côté financement, la prestation est de fait subventionnée pour moitié par l’État au titre de l’emploi d’aide au domicile d’une personne handicapée ouvrant droit à un crédit d’impôt de 50%. Pour l’autre moitié, chaque Maison Départementale des Personnes Handicapées travaille à sa façon. « Certaines accordent des Prestations de Compensation du Handicap ou des compléments d’Allocation d’Éducation de l’Enfant Handicapé plus élevés, complète Maria Pilar Gattegno. Les notifications diffèrent d’un département à l’autre, même s’ils sont voisins. »
Avec un écueil de taille : les Centres Ressources Autisme et les MDPH demandent que tous les projets soient coordonnés par des médecins qui doivent connaître l’autisme, ce qui n’existe pas selon Madame Gattegno : « Un enfant autiste n’est pas malade. Le médecin ne peut pas s’occuper du coté éducatif. On travaille très bien de notre côté. Des familles passent des annonces mentionnant notre supervision mais on préfère publier nous-mêmes nos propres annonces via Pôle Emploi et les réseaux sociaux. On s’assure des capacités professionnelles et on forme les personnels. On recrute des psychologues débutants, vivre avec un enfant autiste est une expérience hors du commun qui leur sert dans leur parcours. »
Une sorte de gagnant-gagnant ? Parce que ce n’est pas le salaire qui motive : « On leur propose 12€ net de l’heure en contrat Chèque Emploi Service Universel [ouvrant droit au crédit d’impôt remboursable de 50% du salaire] sans facturer de frais par Espas. Les familles nous paient la supervision de 11 heures à 45€ en honoraires, soit 500€ par mois. On accompagne 400 personnes, les familles parviennent à se débrouiller mais il faut beaucoup d’énergie pour obtenir des aides. » Ce que nombre de parents ne peuvent assumer, par manque de temps et du fait de leur niveau social ou de vie. « Dans la mesure ou des familles ne peuvent le faire, on ne devrait pas proposer cet accompagnement ? s’interroge Maria Pilar Gattegno. Je ne suis pas d’accord ; si on utilisait le budget « soins en hôpital de jour » pour faire de la socio-éducation, parce que l’institution coûte beaucoup d’argent, on pourrait faire le tri parmi les enfants. Et on oublie les personnes autistes tout à fait ordinaires. »
Une situation qui indigne Isabelle Rolland, présidente d’Autisme Ensemble 95 membre du réseau Autistes Sans Frontières (ASF) : « Qu’est-ce que ça leur fait de laisser des familles financer des accompagnements privés ? interpelle-t-elle ainsi l’Éducation nationale. Je vois dans cette problématique un problème national, ça sous-entend une inégalité. » Elle est toutefois favorable à une spécialisation des AESH et à l’intervention des psychologues : « Celui qui suit l’enfant doit pouvoir aller en classe mais certains rectorats bloquent. L’accompagnement privé est possible en Île-de-France mais pas ailleurs. » Elle s’inquiète du coût, non pris en compte par la PCH : « On est sur des familles qui ont les moyens ou s’endettent. » Isabelle Rolland rappelle les difficultés de l’Éducation nationale à recruter alors que des AESH « publics » se positionnent sur Facebook pour devenir AESH privés : « Le phénomène dépasse la possibilité des réponses. Des familles me sollicitent pour la rentrée, ASF fonctionne avec du mécénat et des donateurs importants mais ça ne suffit pas. Il faudrait que l’AEEH et la PCH soient ouverts au financement d’AESH privés, l’Éducation nationale devrait faciliter le co-recrutement. Le réseau ASF essaie de développer le recrutement privé sous convention avec l’Éducation nationale pour des cas spécifiques, ça soulage la famille au niveau du salaire. » Des résultats ont été obtenus à Paris, dans le Val d’Oise, le Morbihan, les Alpes-Maritimes : « L’accompagnement scolaire marche tellement mieux avec un accompagnant formé et motivé, pour vivre avec des enfants et jeunes dont la psychologie est à connaître et maîtriser. »
Révélateur de carences
« A partir du moment ou il y a un service public, il devrait répondre aux besoins, déplore Nicolas Églin, président de la Fédération nationale des associations au service des élèves présentant une situation de handicap (Fnaseph). Mais c’est inhérent à la création des Auxiliaires de Vie Scolaire, des familles faisaient appel à des personnes privées. Les deux ont évolué en parallèle, l’emploi par les familles s’est réduit avec la structuration du métier. » Il faut quand même constater une forte évolution depuis les 2.000 AVS employés pour la France entière en 2002, pour la plupart par des associations de parents. « L’État a effectué un effort sans précédent en matière d’école inclusive, rappelle le ministère de l’Éducation nationale. Au total, en 2022, le ministère mobilisera plus de 3,5 milliards d’euros en faveur de l’École inclusive. Entre 2017 et 2022, ce budget aura ainsi progressé de 1,4 milliards au bénéfice de l’inclusion des élèves en situation de handicap, avec la création de près de 27.000 emplois d’AESH et une masse salariale qui aura plus que doublé. A la rentrée 2021, 238.000 élèves étaient accompagnés par une aide humaine, soit une augmentation de 57% depuis 2017. » Un effort quantitatif encore insuffisant, l’AESH tendant à devenir la condition indispensable à la scolarisation d’un enfant handicapé. Et un effort qui repose sur des personnels généralistes, sous-payés et peu formés, alors que les enseignants ainsi que les familles demandent une aide réelle, qualitative.
« Une spécialisation serait pertinente pour des enfants avec troubles du spectre autistique ou handicapés moteur trachéotomisés, les aspirations nécessitent un certificat spécifique pour chaque enfant, justifie Nicolas Églin. Les pôles inclusifs d’accompagnement localisés (Pial) devaient apporter une réponse qualitative de proximité mais ils ont des effets pervers, on perd les spécificités, et ils rigidifient. La spécialisation ne se fait qu’à la marge, que ce soit en Langue des Signes Française, braille, dessin relief et autres supports pour remplacer des intervenants spécialisés. » S’il prend acte de la création d’équipes mobiles, c’est en pondérant du fait de leur faible nombre : « Le risque des brigades spécialisées, c’est la gestion de la pénurie. » Et dans une période d’accroissement constant des attributions d’AESH par les MDPH, il considère que c’est « une réponse simple à une question compliquée. Le système dérive et une révision de son organisation va générer des tensions avec les enseignants et les parents. Pour le ministère, le recrutement privé est une façon de réduire les tensions sur le terrain et d’obtenir un accompagnement, d’éviter le mauvais article de presse. Sur fond d’exploitation des étudiants. » Un mal pour un bien ?
Laurent Lejard, juin 2022.