Question : On suit vos actions depuis quelques années mais qui êtes-vous, Linda Gauthier ?
Linda Gauthier : Je suis à la retraite, bénévole à temps plein pour l’organisme que j’ai cofondé, le Regroupement des activistes Pour l’inclusion au Québec plus communément appelé le Rapliq. J’en préside le conseil d’administration. On célèbre notre sixième anniversaire ce 18 décembre !
Question : Qu’est-ce qu’un activiste, quel sens donnez vous à ce terme ?
Linda Gauthier : Je dois vous avouer que c’est un terme qui fait peur aux décideurs politiques. Cependant, pour moi, je lui donne le sens un peu anglophone du mot, une personne qui est dans l’action. Pour vous donner un exemple, un potentiel bailleur de fonds, puisqu’on n’est pas subventionné par la Province du Québec ou l’Etat fédéral canadien, m’a demandé si on ne pourrait pas changer le mot activiste par un autre mot qui commencerait par A. J’avais répondu « oui, on peut remplacer par Anarchiste » ! Il est évident que les gens ici croient qu’un activiste est quelqu’un qui va chambouler le système et commettre des coups d’éclats un peu radicaux, voire violents. Mais c’est vraiment pas ça, nous on fait des coups d’éclats, on est radicaux, mais toujours dans le pacifisme le plus total.
Question : Qu’est-ce qui justifie, aujourd’hui, l’action du Rapliq ?
Linda Gauthier : Je crois, peut-être à tort de ce que vous pensez, que le Québec est en arrière de la France. Vous avez ce que nous n’avons pas : la loi de 2005, même si c’est imparfait c’est une avancée et on vous envie au Québec ! Pour vous donner un exemple, on a tellement rien : on a des outils comme la loi assurant l’intégration des personnes handicapées, on a des politiques A part entière et tout ça, revendiquant en fait les mêmes droits que des gens sans limitations, et puis finalement cela ne reste que des voeux pieux, sur le papier seulement. Nous, les personnes en situation de handicap, on est considérées au Québec comme des citoyens de seconde zone, bien que les politiciens disent le contraire. C’est pour cela qu’il faut absolument se mobiliser, faire le travail des politiciens parce qu’il ne le font pas. On a commencé ce travail au Rapliq il y a six ans, on a toujours été perçus comme les moutons noirs du mouvement associatif parce qu’on n’a pas de subventions, qu’on commet des actions, qu’on met en danger le travail rémunéré ou les subventions des autres organismes. Parce qu’on agit sans les deniers publics, on est perçu comme dangereux, un peu, au sein du milieu associatif ! Mais des organismes ont quand même compris que l’union fait la force et qu’en s’alliant avec nous, nous-mêmes on est gagnant, on va être mieux entendus par tous les paliers gouvernementaux.
Question : Qu’est-ce qui différencie vos actions de celles d’autres organisations « installées », parfois gestionnaires d’établissements?
Linda Gauthier : On travaille spécifiquement avec la Commission des droits de la personne. Quand une personne en situation de handicap s’adresse à nous, on rédige sa plainte et on l’assiste devant la Commission, ce que les autres organismes ne font pas: ils ne font que de la défense collective, c’est-à-dire porter les doléances de l’ensemble de leurs membres devant les gouvernements. Tandis que nous, on fait de la défense individuelle également. Parce qu’on n’est pas subventionnés, on n’a pas peur de crier haut et fort qu’on est tout à fait discriminés, ségrégués, humiliés en tant que personnes en situation de handicap. On n’a pas peur de mordre la main qui nous nourrit parce qu’on n’a pas de main qui nous nourrit!
Question : Quel est le résultat de vos actions?
Linda Gauthier : Le tout dernier peut paraître bien banal, mais concerne quand même une société d’Etat: on a obtenu l’accessibilité des 408 succursales de la Société des Alcools du Québec [SAQ, qui possède le monopole de la distribution et de la vente de vins et alcools dans la province NDLR]. Cela concerne l’entrée, même dans un bâtiment patrimonial: la SAQ dispose de 90 jours pour le faire, ainsi que le paiement électronique, qui était inaccessible parce que les terminaux sont fixés, et enfin l’élaboration d’une politique d’accessibilité universelle. C’est une très belle victoire pour le Rapliq, qui a été reconnue par la Commission des droits, même si l’affaire n’est pas passée par le Tribunal des droits de la personne, elle s’est réglée en médiation mais fait quand même office de jurisprudence. Les autres victoires, c’est l’accessibilité des terrasses surélevées de cafés et restaurants à Montréal: il n’y avait pas de rampes et on s’est indignés, on a remporté cette victoire. On n’a malheureusement pas le temps d’aller ailleurs qu’à Montréal, parce qu’on est une petite équipe bénévole, mais cela viendra parce que des gens vont s’occuper d’autres endroits au Québec.
Question : Vous défendez également un recours collectif contre l’inaccessibilité des transports de Montréal…
Linda Gauthier : On reproche à la Société des Transports de Montréal [STM] l’inaccessibilité du métro : il n’y a que 9 stations sur 68 qui sont accessibles avec des ascenseurs souvent en panne; et aussi le mauvais entretien des autobus à plancher bas. Les nouveaux bus ont des rampes aux portes avant et les plus anciens aux portes arrières, 50% des véhicules et leurs rampes sont toujours en panne ! Ça veut dire que beaucoup de personnes en fauteuil roulant sont laissées sur le trottoir à attendre deux ou trois autobus avant de pouvoir embarquer. Le réseau de transport adapté n’offre aucune spontanéité, laisse souvent les gens entre le point A et le point B attendre 90 minutes dans le bus. Le recours collectif relève tout cela, mais je dois avouer que le pire c’est l’inaccessibilité du métro et des trains de banlieue, comme si les personnes handicapées n’avaient pas besoin de sortir, ne travaillaient pas, n’avaient pas de rendez-vous, n’étudiaient pas. Ce recours a fait tomber de nombreux stéréotypes, il est accepté par la Cour supérieure pour rembourser nos frais, nous avons mis trois avocats sur ce dossier. Selon eux, on est sur la bonne voie et normalement à partir d’avril 2016 les usagers pourront s’inscrire sur ce recours qui représente environ 1,5 milliards de dollars canadiens [pour rendre les stations accessibles et indemniser les plaignants NDLR].
Question : L’an dernier, vous aviez soulevé le refus de certains radiologues d’effectuer des mammographies sur des femmes handicapées. Comment cette affaire s’est-elle réglée ?
Linda Gauthier : C’était en août 2014, on avait rencontré juste avant de manifester le ministre de la Santé et des services sociaux, Gaétan Barrette. Il nous avait dit « Oui oui, je vais prendre des engagements, vous avez tout à fait raison ». Il avait interpellé les 14 cliniques que nous avions repérées comme fautives au Québec, qui ne voulaient pas accepter les femmes en fauteuil roulant sous prétexte que le mammographe ne pouvait pas s’abaisser à la hauteur d’une femme en fauteuil. C’est tout à fait faux, l’appareil s’est toujours abaissé. On nous disait aussi que la clinique était inaccessible, on racontait n’importe quoi aux femmes quand elles appelaient au téléphone. C’est un autre stéréotype de la personne qui va accepter n’importe quel prétexte parce qu’elle est handicapée, ou qui ne revendiquera pas ses droits. Le ministre devait s’engager pour que ces cliniques et d’autres ne puissent ouvrir ou avoir un permis d’exploitation sans faire de mise en accessibilité. J’ai récemment rappelé le ministre à l’ordre, en lui disant qu’on n’avait pas encore reçu ses engagements, il nous a répondu qu’il allait travailler de concert avec le ministre du Travail, Sam Hamad, pour que les mises en accessibilité soient conséquentes et effectives. Une nouvelle clinique devrait être accessible, et celles qui existent auraient trois ans pour faire leur accessibilité, bien sûr quand c’est possible. On a reçu cette lettre il y a deux mois, un peu plus d’un an après la rencontre, c’est quand même très long d’avoir les engagements d’un ministre ! On est contents, mais on demeure très prudents, c’est quelque chose d’important parce que si on a pris comme canevas les mammographies, cela concerne tous les genres d’examens finalement.
Question : Que vous inspire la nomination de deux personnes handicapées au sein du nouveau gouvernement dirigé par Justin Trudeau ?
Linda Gauthier : Ça va faire quoi ? Est-ce qu’on a mis là des alibis, je me le demande ? Ce sont des gens compétents, selon leur curriculum, ce sont des ministres juniors qui vont être accompagnés d’une équipe. Je ne pense pas que le fait qu’il y ait une ministre déficiente visuelle et un autre handicapé moteur fasse vraiment la différence. Il est sûr qu’ils vont mieux comprendre les réalités pour certains dossiers, mais pour moi c’est une image que l’on veut donner. Justin Trudeau a dit qu’il allait peut-être un peu endetter le pays, j’ose espérer que pour une fois il y aura des programmes ouverts aux personnes handicapées. On revendique au Québec une loi sur l’accessibilité comme en France, comme aux États-Unis, comme en Ontario, nos voisins du sud. On veut quelque chose qui nous donne un horizon peut-être pas aussi réduit qu’en France parce que je trouvais que 10 ans d’adaptation c’était trop peu, mais un horizon à 20 ou 25 ans, c’est acceptable pour nous. On demande l’appui du gouvernement fédéral pour qu’il pousse dans le dos du gouvernement provincial parce qu’actuellement, il ne se passe absolument rien. Monsieur Couillard a été précédemment ministre de la Santé et à l’époque il disait qu’un bâtiment sans rampe d’accès était inacceptable : depuis qu’il est Premier ministre il a changé de discours; ça aussi, c’est inacceptable !
Question : La ville de Montréal a décidé d’adopter le concept d’accessibilité universelle; c’est un discours où une pratique ?
Linda Gauthier : C’est une pratique, mais qui ne touche que les infrastructures municipales. Mais comme je l’ai déjà dit dans une chronique, je n’achète pas mes vêtements à l’hôtel de ville, je ne fais pas mon épicerie à la piscine municipale ! Il y a deux personnes qui peuvent imposer une réglementation sur l’accessibilité commerciale : le maire de Montréal et le législateur. Le maire ne veut pas le faire pour ne pas brimer les droits des commerçants et ce faisant, il brime les nôtres. L’accessibilité se fait sur une base volontaire, il n’y a pas d’incitation financière de la ville ou du Gouvernement; vous comprendrez que les commerçants ne sont pas trop intéressés à se rendre accessibles. Ils préfèrent que leur chiffre d’affaires ne comprenne pas les personnes handicapées et les parents avec enfant en poussette.
Question : Le Rapliq a mis en cause la Commission des droits de la personne pour l’inaccessibilité de ses locaux…
Linda Gauthier : Ce n’est pas la Commission que l’on a mis en cause mais les propriétaires et le gestionnaire de l’immeuble qui abrite ses bureaux depuis 1976. C’est un immeuble Art Déco, patrimonial, qui a une entrée accessible à l’arrière qui a été mal faite, avec un élévateur insuffisant. J’ai constaté deux accidents, avec une personne que j’accompagnais en médiation, et moi-même, et j’ai décidé de mettre les propriétaires en cause, ce qui a eu l’effet d’éclabousser la Commission, en lui disant « si vous nous aidez pas en mettant la pression sur les gestionnaires, vous n’avez plus qu’à déménager » ! On a déposé plainte à la Commission en demandant un accompagnement juridique externe : s’il n’y a pas d’entente on devrait être entendu en Cour supérieure d’ici six mois.
Question : Il n’existe pas en France d’organisme comparable au Rapliq; qu’est-ce que cela vous inspire ?
Linda Gauthier : Chaque pays devrait avoir ses activistes. Tous les pays continuent malheureusement à considérer le handicap sous l’aspect médical, alors que c’est un problème de société. A partir du moment où on aura compris cela, que les chefs d’Etat et les ministres auront compris ça, on aura fait un grand grand pas !
Propos recueillis par Laurent Lejard, décembre 2015.