En Haute-Savoie, la gentille Lolotte va devoir fermer son café-restaurant rural à cause de la mise en accessibilité aux clients handicapés parce que son établissement est sur trois niveaux exigus, qu’on y entre par des marches élevées et qu’elle dit n’avoir ni solution technique pour créer des toilettes adaptées ni l’argent nécessaire à des travaux. Lolotte pourrait s’en sortir sans bourse délier en demandant une dérogation, mais son propos était plutôt de l’obtenir d’office sans autre formalité. A quelques milliers de kilomètres de là, dans la québécoise Montréal, le gentil patron de Chez Alexandre a annoncé en sanglots devant une caméra de télévision qu’il était obligé de supprimer sa terrasse et de licencier une trentaine de serveurs parce qu’elle empêche le passage des fauteuils roulants. Après avoir fait son cirque, le taulier s’est empressé de réaménager sa terrasse en conformité avec le règlement de voirie sans licencier quiconque, tout en n’entreprenant pas de travaux de mise en accessibilité de son restaurant trop chic pour accueillir les gueux handicapés.
Ces deux informations ont fait le buzz de part et d’autre de l’Atlantique, ciblant à chaque fois ces « emmerdeurs d’handicapés », pour écrire tout haut ce que certains journalistes ont clairement suggéré à leurs lecteurs. Ces journalistes n’ont pas voulu dépasser le niveau de l’émotion immédiate pour ne pas avoir à s’interroger sur la réalité du caractère discriminatoire du comportement de nombreux commerçants. Si la Savoyarde semble être une brave fille, le restaurateur montréalais a ce que l’on appelle un pédigrée : poursuivi par une serveuse pour harcèlement sexuel en 2009, il avait conclu une transaction pour échapper au risque d’une condamnation. Il se remémorait probablement la douloureuse prononcée en novembre 1993 par le Tribunal des Droits de la Personne en punition du refus d’admettre dans son club de nuit deux clients Noirs en costume et cravate, dont les compagnons Blancs étaient entrés sans problème.
Parce que la question fondamentale est là : le refus d’accepter certains clients résulte de nombreux préjugés. On sait que les noctambules noirs, arabes ou handicapés sont encore fréquemment refusés par des portiers-videurs de boites de nuit ou bars sélect. Les chauffeurs de taxis refusent fréquemment de charger un aveugle avec chien-guide, comptant courageusement sur la cécité du client pour ne pas être punis… Des personnes lourdement handicapées racontent régulièrement le mauvais accueil qu’elles ont reçu dans un hôtel, un restaurant ou un commerce. En termes juridiques cela s’appelle de la discrimination mais cela témoigne surtout d’un mépris à l’encontre de personnes que l’on ne veut pas voir pour toutes sortes de raisons qu’il n’est plus admis d’avouer publiquement.
Cette discrimination, cette négation du droit élémentaire à vivre au milieu de tous est dissimulée, en matière de handicap, par le prétexte du coût de mise en accessibilité alors que la clientèle concernée est supposée maigre. Ce n’est qu’un prétexte : jadis les juifs étaient discriminés parce que juifs; les personnes d’origine étrangère (ou « d’apparence ») le sont toujours quel que soit leur niveau « d’intégration », quant aux « handis », ils restent mal acceptés, notamment par les commerçants, parce que leurs besoins spécifiques nécessitent que l’on prenne du temps pour les servir.
C’est cela que les journalistes des grands médias n’ont pas voulu voir en traitant les cas de Lolotte et d’Alexandre : ces deux tenanciers, bien qu’éloignés de 6.000 kilomètres, sont faits pour s’entendre…
Laurent Lejard, mai 2015.